Esclavage : Bordeaux veut informer sur son passé "mal connu, mal partagé"

Que ce soit via la Traite des Noirs, l'exploitation des plantations ou le commerce en ligne directe avec les colonies, l'esclavage a grandement participé à la richesse de Bordeaux. Cente-cinquante-trois ans après son abolition, la ville cherche encore un moyen de renouer avec sa mémoire.

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Elle fait désormais partie du paysage bordelais. La statue de Modeste Testas, femme esclave appartenant à un propriétaire bordelais, a été érigée en mai 2019.  
Quelques mois plus tard, des plaques explicatives, détaillant le passé d'illustres Bordelais ayant participé ou financé des expéditions de la traite négrières sont, elles, apparues dans les rues de la cité portuaire.  
Peut-être ne les avez-vous vous-même jamais aperçues. Au nombre de cinq, situées en hauteur… Difficile pour un œil non averti de remarquer ces détails. Elles racontent, pourtant, partiellement du moins, la richesse, et la beauté architecturale de Bordeaux. Des héritages de l'histoire, qui ne peuvent être dissociés de l'exploitation des Noirs dans les plantations outre-Atlantique. 
 

Commerce triangulaire... et en ligne droite

Bordeaux fut, à la fin du XVIIIe siècle notamment, un des plus grands ports négriers d'Europe. "Quatre-cent-quatre-vingt expéditions sont parties de Bordeaux, et sont à l'origine de la déportation de 120 000 à 150 000 personnes, rappelle Christian Block, conservateur du musée d'Aquitaine. 
Partir de Bordeaux, aller s'emparer d'hommes, femmes et enfants en Afrique et les déporter aux Antilles et les mettre en esclavage a permis à la ville de s'offrir une partie de ses majestueux hôtels particuliers… Outre ce commerce triangulaire, la ville s'est également fortement enrichie via l'économie de plantation, et le "commerce en droiture", négocié directement entre le port de la lune et les colonies d'Amérique. 

Un commerce lucratif : "à l'aller, on emporte tout un ensemble de produits issus de l'arrière-pays bordelais qui sont amenés dans les Antilles, de manière à répondre aux besoins des colons : consommables, biens manufacturés, nourriture... Et au retour, on ramène l'ensemble des denrées coloniales : du sucre, du café, du cacao et de l'indigo. Ce sont des denrées qui sont produites dans les plantations, par les esclaves", précise Christian Block. 
 

On ne peut surtout pas opposer commerce en droiture et traite négrière. Les deux font partie d'un tout, à savoir le système esclavagiste.

Christian Block, conservateur du musée d'Aquitaine à Bordeaux


Des esclavagistes bordelais indemnisés

Nombre d'esclavagistes bordelais avaient des plantations à Saint-Domingue ou Haïti, qui a accédé à l'indépendance, et donc mis un terme à l'esclavage en 1804. Dans les autres colonies françaises, l'esclavage n'a été aboli définitivement qu'en 1848. 
Une fois l'esclavage devenu illégal, ce ne sont pas les victimes, mais les propriétaires qui ont été indemnisés par la France pour la perte de cette main d'œuvre gratuite. Ce vendredi 7 mai, des chercheurs du CNRS ont mis en ligne une base de données recensant le nom d'anciens esclavagistes et les indemnités, parfois considérables, auxquelles ils ont eu droit. On y retrouve des noms de Bordeaux, comme les familles Gradis, Balguerie, ou encore Journu.

Le défi de la municipalité

Cent-cinquante ans plus tard, les références au passé négrier de Bordeaux sont-elles suffisantes ? Non, estime sans ambages la nouvelle municipalité, qui promet de passer à la vitesse supérieure. 
En ce 10 mai, journée nationale des mémoires de l'esclavage, le maire Pierre Hurmic s'est rendu rive droite, au square Toussaint Louverture. Un des rares lieux de Bordeaux portant le nom d'un afro-descendant. Toussaint Louverture était un général franco haïtien, né esclave et devenu artisan de la libération d'Haïti, face aux troupes napoléoniennes

Un hommage devenu annuel, comme c'est désormais le cas dans de nombreuses villes de France. Mais alors que Bordeaux a entretenu un lien si particulier avec le système esclavagiste, le projet de la municipalité est bien de mettre en place une toute autre stratégie mémorielle. 
S'il ne nie pas la "bonne volonté" de l'équipe précédente, à savoir Alain Juppé puis Nicolas Florian, Stéphane Gomot, conseiller municipal délégué à la mémoire (Génération.s), estime ces démarches "insuffisantes"
"Il faut considérer cette politique publique de manière globale", ajoute-t-il. À la différence de la ville de Nantes, Bordeaux ne dispose pas d'un mémorial consacré à la question. Le musée d'Aquitaine, en revanche, y consacre plusieurs espaces permanents. Mais celà ne suffit plus. 

On ne peut pas faire porter au musée d'Aquitaine toute la charge de cette politique publique. Il n'a pas vocation à aller au-delà de sa collection. 

Stéphane Gomot, conseiller municipal en charge de la mémoire (Génération.s)


Un monument "ouvert" en projet

L'équipe de Pierre Hurmic envisage donc de créer un lieu de mémoire, dans la ville. "Un monument dans l'espace public, ouvert, qui présenterait un travail de recherche autour des victimes", précise Stéphane Gomot. Le lieu n'est pas encore défini, mais le projet est sur les rails, assure le conseiller municipal. "L'émergence de ce monument implique un travail au long cours, avec des historiens, des archivistes et des associations. Le projet, c'est qu'il voit le jour avant la fin du mandat".
La mairie envisage également de retravailler les plaques, "déposées entre les deux tours des élections municipales", par la municipalité de Nicolas Florian. Objectif : les rendre plus visibles, en rajouter et préciser le contexte pour des noms qui prêtent à polémique, à l'image de la rue Saige à Bordeaux. Le nom d'une famille associée aux expéditions de la traite négrière. Mais François-Armand Saige, maire de Bordeaux à la fin du XVIIe siècle, et qui a donné son nom à la rue n'a pas lui-même eu de lien avec la traite des Noirs. "Il faut montrer l'épaisseur que peut revêtir un simple nom de rue".

Au-delà des symboles et de la question de l'espace public, un travail est également envisagé auprès des scolaires. Une nécessité pour Stéphane Gomot, qui parle "d'apaisement""L'histoire de ce passé mal connu, mal partagé, voir dénié, entretient aujourd'hui des problèmes sociaux et de cohabitation".
 

Nous ne sommes pas là pour dénoncer, nous ne sommes pas responsables de ce qui a été fait. Notre responsabilité c'est l'avenir, notre devoir, c'est d'informer. 

Stéphane Gomot, conseiller municipal EELV

 

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