Mal-être, dépression, suicide : les conséquences psychiatriques de la crise

« Il y a quelque chose qui se passe », entend-on. Les patients sont plus lourdement atteints et les hospitalisations en psychiatrie sont à la hausse à Bordeaux. Une « lame de fond » préoccupante, mais que seules les « hot-lines » téléphoniques mises en place ne pourront pas endiguer.
 

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Impossible de connaître le nombre de morts par suicide depuis le début de l’année. « On les aura dans un an ou deux », annonce Michel Debout. « Pour les tentatives de suicide, il faudra 6 à 8 mois pour avoir une tendance, alors le seul indicateur dont on pouvait se servir, c’était les pensées suicidaires », explique le professeur de médecine légale.
Il a donc coordonné une étude de la Fondation Jean-Jaurès réalisée avec l’IFOP. Une question claire a été posée en septembre dernier, avant même le deuxième confinement, à plus de 2000 Français : « avez-vous envisagé sérieusement de vous suicider au cours de votre vie ? ». Ils ont été 20% à répondre « oui » (17% à l’échelle de la Nouvelle-Aquitaine). Parmi ces personnes, 18 % l’ont envisagé depuis mars dernier.
 « Le lien entre le risque suicidaire et les crises économiques et sociales est connu, notamment depuis la crise de 1929 », rappelle Michel Debout.
Alors où en sommes-nous, en ce mois de novembre, dans ce processus ? De quels leviers disposent les pouvoirs publics et les soignants pour faire face ?

"Tout a pris des proportions inédites "

« Nous distinguons le suicidant (celui ou celle en plein passage à l’acte) du suicidaire (celui ou celle qui évoque son désir de mourir pendant l’appel téléphonique) », explique Mireille Ferrand Decourt responsable de l’antenne bordelaise de SOS Amitié.
En ce moment nous cochons très souvent la case « suicidaire », l’autre case, pas davantage pour l’instant. Les appels ont explosé. On constate une aggravation de toutes les problématiques évoquées, tout a pris de proportions inédites.»

Loin de l’univers bénévole de SOS Amitié, au Centre Hospitalier Charles Perrens de Bordeaux, la tonalité reste la même. La ligne téléphonique mise en place durant les deux mois du premier confinement (et qui avait reçu plus de 900 appels) a dû reprendre du service. « Avec ce deuxième confinement et cette crise sanitaire qui dure, on constate que la crise sanitaire est brutale et bruyante mais qu’il y a aussi une lame de fond plus silencieuse », affirme Thierry Biais, directeur de l’hôpital.

Nos psychiatres et psychologues nous disent qu’il faut agir avant d’assister à une dégradation.

Thierry Biais

Aux urgences psychiatriques, l’activité est stable aujourd’hui, en revanche les patients sont plus lourdement atteints et nécessitent donc une hospitalisation. « On a un taux d’hospitalisation après un passage aux urgences supérieur de 10 points par rapport à la même période l’année dernière », note Thierry Biais. « C’est significatif », analyse-t-il. « La crise sanitaire et l’ambiance difficile et anxiogène font que les patients qui décompensent le font plus lourdement », explique-t-il.

« Nous avons des patients qui ont des tableaux cliniques beaucoup plus sévères » confirme Chantal Bergey, responsable des urgences psychiatriques de Charles Perrens. « On observe des décompensations psychotiques, des manies assez sévères et des tableaux anxio-dépressifs graves avec pensées suicidaires (idéation), sans parler de toute la partie addictologie aussi.»

Un boom "à retardement "

Dans l’étude de la Fondation Jean-Jaurès, parmi les personnes ayant eu des pensées suicidaires au moins une fois dans leur vie, 11% d’entre elles les ont eues durant le premier confinement, 17% depuis le déconfinement. Un décalage encore plus frappant en Nouvelle-Aquitaine avec 2% durant le confinement, contre 12 % lors du déconfinement.

« Le confinement a été une période difficile, mais cela s’est traduit avec un petit décalage », analyse Thierry Biais. "Le besoin d’hospitalisation a été marqué au moment du déconfinement. Ces patients souffrent souvent de comorbidité, de précarité, de difficultés de logement, et fréquentent le tissu associatif. Tout cela a été bouleversé pendant le confinement, et les choses se sont aggravées .»
Frappés par une forme de sidération durant le premier confinement, les Français, tous ou presque logés à la même enseigne, ont fait corps. Une fois le confinement levé, la réalité sanitaire économique et sociale a frappé de plein fouet un certain nombre d’entre eux.

"Depuis une quinzaine de jours, on sent qu’il y a quelque chose qui se passe"

Une bombe psychiatrique qui exploserait donc à retardement. Il existe en France un dispositif nommé VigilanS, mettant en place un contact téléphonique durant six mois avec des personnes ayant fait une tentative de suicide. « Avec le prisme de ce dispositif, on voit que les prises en charges ont baissé pendant le premier confinement », explique Chantal Bergey.

Depuis les choses s'étaient rééquilibrées. Mais depuis une quinzaine de jours, on sent qu’il y a quelque chose qui se passe, avec des idées suicidaires et des tableaux anxio-dépressifs. On sent les choses monter, mais c’est encore trop tôt pour avoir du recul car certaines prises en charge sont encore en cours.

Chantal Bergey


Et les effets d’un nouveau confinement se font déjà sentir. « Nous avons des patients qui évoquent le fait de ne pas pouvoir supporter d’être à nouveau consignés, avec la solitude et l’isolement que cela engendre et pour certains une arrivée aux urgences psychiatriques dès le jeudi ou vendredi du deuxième confinement », raconte Chantal Bergey.

Alain Sauteraud est médecin psychiatre libéral. Pendant le confinement, il réalisait ses consultations au téléphone ou en visio. Il n’a pas traité plus de patients depuis mars dernier. Mis à part deux personnes travaillant dans le milieu médical et qui ont montré un certain stress aigu, l’état de ses patients ne s’est pas aggravé.
Il n'a pas prescrit plus d'anxiolytiques ou d'antidepresseurs. « Non, les gens allaient plutôt bien », dit-il. Un constat qui pourrait peut-être s’expliquer. « En psychiatrie ambulatoire, on a les mêmes pathologies qu’à l’hôpital mais ils sont mieux insérés, autrement dit à diagnostic égal, ce qui fait la différence c’est l’insertion socioprofessionnelle ».
Pour autant, il note qu’ « une morosité s’est installée car cela touche nos routines. Si on prend la théorie de la dépression, qui est une panne de l’humeur liée à la perte de plaisir, alors on peut penser qu’il y aura un effet dépressogène du covid, mais plus tard. »

"La colère"

Le médecin légiste n’est pas plus optimiste. Pour Miche Debout, la situation va s’aggraver avec le deuxième confinement dont les mêmes modalités d’applications ne sont pas les mêmes pour tous. « Il est très différent d’une catégorie de la population à l’autre. Pour le premier confinement, tous les Français étaient traités de la même façon. Là, on dit à la plupart restez chez vous mais allez travailler, ce qui est paradoxal, et à d’autres comme les artisans on leur interdit de travailler. Un sentiment d’injustice s’ajoute à cette propension aux idées suicidaires.

Cela peut être dramatique en termes de colère contre ceux qui prennent les décisions ou de colère contre soi.

Michel Debout



Sur les lignes téléphoniques de SOS Amité aussi la colère se fait entendre anonymement. « Elle s’exprime envers le gouvernement et les médias mais il n’y a pas que ça », assure Mireille Ferrand Decourt. « Dans un premier temps c’était nos appelants habituels qui téléphonaient mais ils se sentaient un peu plus en lien avec le reste de la population. Après les choses se sont aggravées et on a été repéré par des gens qui ne nous connaissaient pas. Là c’est pire, la lassitude, le manque de perspective, ça traîne, et jusque quand ? Il y a aussi l’angoisse de ne pas pouvoir fêter Noël non plus. En mars, on parlait moins du chômage. Là, des commerçants nous appellent affolés. Ils évoquent beaucoup l’envie d’en finir ». Plus que d’habitude ? « Oui, plus que d’habitude, mais nous aurons des chiffres plus tard ».

"Ces jeunes privés de leurs 20 ans"

Qui sont ces hommes et ces femmes à qui la crise sanitaire économique et sociale fait perdre pied ? Un certain nombre étaient déjà en souffrance avant l’apparition de la Covid 19, et souffraient même parfois de pathologies psychiatriques. D’autres « avaient vécu par le passé un événement traumatique que le confinement a réveillé et qui ont pris conscience qu’il y avait des choses qui n’allaient pas », détaille Chantal Bergey. « Ce sont des personnes que l’on n'aurait pas vues sans le confinement ».

A l’hôpital Charles Perrens, la ligne téléphonique ouverte à la population générale mise en place en mars dernier a permis 1300 consultations. De ces échanges commencent à tomber des analyses de données. On n’en est qu’au début, mais déjà quelques tendances se dégagent. Plus de 20% de ces consultations ont été réalisées avec des retraités. Un chiffre inquiétant illustrant ce sentiment d’isolement partagé par bon nombre de personnes âgées privées de contatcs sociaux et familiaux. « Nous avons aussi eu 6% d’étudiants, c’est un chiffre qui montre qu’il faut prêter une attention particulière à ces jeunes privés de leurs 20 ans, qui n’ont plus de lien sociaux ni de cours à la faculté. Le Centre National de Ressources et de Résilience a réalisé une enquête en avril sur la santé mentale des étudiants pendant le confinement, et qui démontrait qu’ils étaient en souffrance.

Les artisans en dehors des radars

A la Chambre des Métiers et de l’Artisanat de la Gironde, on s’inquiète de situations particulièrement difficiles pour tous les métiers dits de service. Coiffeurs, esthéticiennes, fleuristes ou encore photographes sont les plus vulnérables. En Gironde, plus de 6000 entreprises artisanales sont actuellement fermées du fait des restrictions dues au confinement.
Si la Chambre a constaté une diminution très nette des créations d’entreprises depuis le début de l’année, en revanche pas d’augmentation des radiations après le premier confinement. « Un vrai effet coussin avec les mesures gouvernementales », analyse Béatrice Secondy, directrice du développement des entreprises et des territoires à la Chambre des Métiers et de l’Artisanat.

« Sur le deuxième confinement, ça sera plus difficile, on aura plus de casse, mais on ne le saura pas avant au moins la fin de l’année. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas de problème, je pense qu’ils sont en dehors des radars. Quand je regarde les statistiques, on a une catégorie identifiée « besoin de soutien psychologique » je n’en ai que 2%, c’est peu. On est à leurs côtés surtout pour les renseignements sur les dispositifs, ils nous appellent pour ça mais pas quand ça va mal ».
A l’hôpital aussi on a du mal à les « capter ». « Les chefs d’entreprise et les restaurateurs, ceux-là on ne les a pas, ils n’appellent pas, ils ne vont pas vers le soin », constate Chantal Bergey. « Effectivement, il y a la question de la représentation de ce qu'est la psychiatrie, la crainte d’être étiqueté comme ayant recours à la psychiatrie et à Charles Perrens, le fait de reconnaître ses failles, les femmes vont plus facilement aux soins que les hommes et ça joue.»

Hot-lines et après ?

La Chambre des Métiers et de l’Artisanat avait lancé une ligne téléphonique pour les artisans en difficulté en juin 2018, bien avant la crise de la Covid 19. Elle n’a jamais vraiment été prise d’assaut ni à sa création ni aujourd’hui. Alors, c’est le processus inverse qui est en train de se mettre en chantier.  « Nous faisons toute une série d’appels sortants sur les entreprises fermées en ce moment pour prendre des nouvelles de leur activité surtout », explique Béatrice Secondy. « On n’est pas psy mais c’est comme ça que parfois on arrive à en détecter davantage. C’est plus en allant vers les entreprises qu’en attendant que ce soient eux qui nous appellent.»

En mai dernier, la ligne créée par Charles Perrens pendant le confinement a été stoppée. Depuis une semaine, elle a repris du service. « Nous sommes dans la logique de prévention et de dépistage et d’interventions précoces », résume le directeur général de l’hôpital. Si, lors du confinement, cette ligne téléphonique était le seul moyen de réaliser des consultations aujourd’hui la donne a changé. Les consultations en présentiel ont repris. Cette ligne téléphonique destinée à la population générale vient donc s’ajouter au dispositif classique de prise en charge des patients enregistrés.

Dans les locaux de SOS Amitié aussi on manque de bénévoles pour décrocher le combiné. Des formations sont en cours mais elles sont longues, plusieurs mois. Peut-être seront-ils opérationnels au moment où la crise sera peut-être finalement la plus virulente.
En attendant, la prise de conscience que les différents acteurs doivent se parler pour placer dans les radars ceux qui n’y sont pas, commence à se faire. Chantal Bergey, directrice des urgences psychiatriques de l’hôpital Charles Perrens doit rédiger ce mardi soir 10 novembe un mail allant dans ce sens. Il sera adressé à la Chambre de Commerce et d’Industrie, la Chambre des Métiers et de l’Artisanat, ainsi qu’à l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie. Le temps presse même si les effets de cette crise se feront très vraisemblablement à retardement et dans la durée. Selon Michel Debout, lors de la crise de 1929 aux USA, il a eu dans les deux années qui ont suivi une augmentation manifeste des suicides dans le pays.
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