Cinq ans après l'apparition des gilets jaunes, que reste-t-il de cette mobilisation inédite par son ampleur dans le paysage politique français ? Martin Thibault, maître de conférences en sociologie à l'Université de Limoges et spécialiste des classes populaires, répond à nos questions.
Ils étaient des dizaines de milliers sur les ronds-points comme dans les grandes villes, revêtus de leurs gilets jaunes. À compter de novembre 2018, la France connaît une mobilisation de grande ampleur, réunissant des manifestants chaque samedi. Le mouvement est inédit, sans représentant officiel, multiforme, et les revendications sont variées, allant du pouvoir d'achat à une demande de démocratie, en passant par le rétablissement de lSF ou encore la défense du climat.
Que reste-t-il des gilets jaunes cinq ans plus tard ? Martin Thibault, maître de conférences en sociologie à l'Université de Limoges et spécialiste des classes populaires, répond à France 3 Limousin.
Ces dernières années, la France a connu deux mouvements sociaux importants, à chaque fois contre la réforme des retraites. L'influence du mouvement des Gilets jaunes s'est-elle retrouvée dans ces protestations ?
Martin Thibault : La “patte” gilets jaunes s’est surtout retrouvée dans la première mobilisation contre la réforme des retraites, celle de l'hiver 2019-2020, avec une vraie transformation de l’action syndicale : il y avait une volonté de ne pas suivre uniquement les mots d’ordre des directions syndicales nationales et de s’auto-organiser localement à travers des assemblées générales et des piquets de grève. On trouvait beaucoup de militants syndicaux sur le terrain inspirés par les gilets jaunes : pas d'étiquette, pas de tracé préparé, pas de culture de la négociation. Dans les manifestations, certains alternaient même leur gilet syndical avec le gilet jaune. On a beaucoup entendu : “on n’est pas là pour défendre une organisation syndicale, mais pour mener la grève.”
En 2023, on est revenu à quelque chose de plus classique, avec un front syndical très large et très uni, avec assez peu de secteurs en grève reconductible et une attente très forte vis-à-vis des organisations syndicales. Les syndicats sont redevenus les “premiers opposants au pouvoir” et la question syndicale est revenue au centre du débat.
Le mouvement des gilets jaunes était aussi marqué par des manifestations très violentes, du côté des manifestants comme du côté des forces de l'ordre...
En réalité, le changement de doctrine du maintien de l’ordre ne date pas des gilets jaunes, mais d’avant, en 2016 lors de la Loi Travail. Mais c’est vrai que l’on a franchi un cap pendant les gilets jaunes, notamment au moment de l’acte 3, le 1er décembre 2018. A Paris, ce sont 10 000 grenades lacrymogènes, 339 grenades assourdissantes, 776 tirs de flash-ball, 140 000 litres d’eau jetés sur les manifestants… tous les records ont été battus. Le pouvoir a senti qu’il perdait un peu la main, mais pas très longtemps…
Du côté des manifestants, on a aussi assisté à une libération de la violence qui s'exprimait "sans filtre", n'étant pas cadenassée par les services d'ordre dans les cortèges traditionnels.
Beaucoup de primo-manifestants venaient clairement pour en découdre... Mais ils ont vite fait face à une répression très forte, avec énormément d'arrestations préventives dans les actes qui ont suivi.
Martin Thibault
Qui porte aujourd'hui les revendications des gilets jaunes dans le paysage politique ?
Y a-t-il des gens dépositaires des gilets jaunes dans le champ politique ? C’est compliqué… L’extrême-droite s’est assez vite éloignée du mouvement, car elle n’était pas à l’aise avec ses revendications sur le coût de la vie, l’accès aux services publics, au logement ou au travail, etc. Elle passe plus de temps à essayer de diviser les classes populaires. Le vote RN est assez faible parmi les classes ouvrières : 3 ou 4 ouvriers sur 10 ne se sont pas déplacés aux urnes lors de l’élection présidentielle de 2022. Le premier parti des ouvriers, c’est l’abstention.
Les organisations de gauche se sont nourries d’une partie du discours des gilets jaunes, avec un durcissement autour de la question sociale, l’expression d’une forme de radicalité. La France Insoumise qui fait 22% à la dernière élection présidentielle, c’était impensable il y a dix ans... C’est sans doute lié aux gilets jaunes. Ce mouvement a nourri la question sociale qui s’exprime désormais de façon beaucoup moins corsetée qu’au temps de la social-démocratie.
Le coût de la vie n'a jamais été aussi important, bien plus qu'au début des gilets jaunes... Pourrions-nous connaître un nouveau mouvement comparable à celui de 2018 ?
Il est très risqué de faire des prédictions à la Nostradamus... Quand on est chercheur sur les mobilisations au travail, on observe qu'il peut y avoir tout un tas de transformations qui s'emboîtent les unes après les autres, sans réaction du monde du travail. Il peut y avoir un niveau élevé de tolérance à de très fortes désorganisations, et soudain un élément qui peut paraître très anecdotique sera le facteur déclencheur...