Dix-neuf personnes comparaissent, ce lundi, devant le tribunal correctionnel de Rennes notamment pour "proxénétisme aggravé" et "association de malfaiteurs". D'après le dossier d'instruction, un couple de Nigérians occupait une place prépondérante dans le trafic d'êtres humains à Poitiers.
Un procès hors norme. Vingt-trois prévenus, accusés d’appartenir à un vaste réseau de proxénétisme nigérian, devaient comparaître, ce lundi 18 juin, devant la chambre correctionnelle de Rennes, spécialisée dans le crime organisé.
Ils ne sont que 19 présents au tribunal ce matin : deux personnes ne se sont pas présentées, une troisième a fait appel de son renvoi et la quatrième, un des logeurs, a plaidé coupable. Il bénéficiera d'une procédure allégée.
Arrêtées entre janvier et mars 2017, les 19 personnes présentes ce matin à Rennes comparaissent pour proxénétisme aggravé, association de malfaiteurs et blanchiment en bande organisée. Mais ces termes recouvrent, par nécessité, des réalités multiples.
Sans présager de la décision des magistrats, le dossier d’instruction, que nous nous sommes procuré, lève le voile sur les méthodes d’une mafia sans pitié. Le 28 juillet 2015, le parquet de Nantes ouvre une enquête préliminaire à la suite du témoignage sous X d'une ressortissante nigériane victime d'un réseau ayant organisé sa venue puis sa prostitution en France.
Confiées à l’Office central de répression de la traite des êtres humains, les investigations permettent de remonter jusqu’à Sofia et Victor, un couple de Nigérians installés à Poitiers. Les premiers éléments de l’enquête laissent alors penser qu’ils "envisageraient de faire venir de nouvelles prostituées et de les contraindre à se prostituer pour leur compte".
Une mafia internationale
L’étroite surveillance de ces deux suspects permet aux policiers de reconstituer petit à petit un réseau de "micro-cellules proxénètes interconnectées de façon opportuniste […] avec des ramifications à Nantes, Toulouse ou encore Limoges". Au cœur de l’enquête, Sofia et Victor constitueraient, en outre, une forme d’archétype : un couple composé d’une proxénète et d’un membre de la mafia nigériane.La Supreme Eiye Confraternity (S.E.C.), cette organisation tentaculaire dont l’influence s’étend du Nigéria aux confins de l’Europe, aurait pour objectif "le profit et le pouvoir, principalement par le recours à l'oppression et différents trafics (stupéfiants, traite d'êtres humains)", précise le dossier.
Bras armé des proxénètes nigérians installés en Europe, la S.E.C. serait notamment chargée de l’immigration clandestine des victimes depuis la Libye. Appâtées par la promesse d’un avenir meilleur en Europe, ces femmes ne découvriraient leur sort qu’à leur arrivée en France.
C’est là qu’elles tombent sous la coupe d’une proxénète, une "mama", "figure matriarcale incontournable" dans la mafia nigériane. Dès lors, les victimes sont tenues de rembourser à leur recruteuse une dette, "oscillant de 20.000,00 € à 60.000,00 €", une somme "deux à six fois supérieure au coût moyen représenté par l'acheminement d'une [prostituée]".
Victime... puis bourreau
Victor et Sofia auraient ainsi mobilisé leurs connaissances au Nigéria et en Italie pour organiser, mois après mois, la venue de plusieurs recrues en France, avant de les contraindre à se prostituer.Le cas de l’une d’elles illustre la perversité de ce système. Le 6 mai 2015, Sarah, la soeur cadette de Sofia, entre par avion sur le territoire français grâce à de faux papiers. Pendant un an, elle arpente les trottoirs de Poitiers et de Toulouse pour rembourser les frais de voyage, estimés entre 20 et 30 000 euros par les enquêteurs. Mais, avant même d’avoir honoré sa dette, la jeune femme passe de l’autre côté de la barrière. De victime, elle devient bourreau.
Sarah et son compagnon, Owas, lui aussi en lien avec la mafia nigériane, importent, menacent et exploitent à leur tour certaines de leurs compatriotes. Les deux prétendants se répartissent les rôles : lui s’embarque pour le Nigéria à la recherche de nouvelles recrues, tandis qu’elle se charge de trouver un emplacement à leurs prostituées.
A Poitiers, les proxénètes se partageraient le territoire sous l’égide de placières, "c'est-à-dire des femmes nigérianes, souvent proxénètes, jouissant d'une ancienneté reconnue et d'un charisme avéré, supervisant l'occupation de la voie publique", précise l’enquête. Sarah, comme d'autres "mamas", entre alors en tractation pour se tailler une place sur le marché poitevin. Mais ses plans sont troublés par l’Office central de répression de la traite des humains.
Owas, Sarah, Victor et Sofia sont arrêtés en janvier 2017, lors d’un vaste coup de filet de la police judiciaire. Tous clament leur innocence. Cette opération, menée dans le plus grand secret, sera suivie de nouvelles investigations qui conduiront à une seconde vague d’interpellations deux mois plus tard.
De l'argent transféré clandestinement vers le Nigéria
Deux Nigérians, Festus et Jonathan, tombent alors dans les mailles de la justice. La juge d’instruction en charge du dossier les accuse de jouer les convoyeurs de fonds pour le compte des réseaux de proxénétisme poitevins.A l’aide d’un système rudimentaire, calqué sur des entreprises comme Western Union ou Moneygram, ces hommes auraient fait transiter clandestinement plusieurs dizaines milliers d’euros entre la France et le Nigéria : "[Jonathan] collectait des fonds chaque semaine, remis en espèce à l'occasion de déplacements au domicile des prostituées nigérianes de Poitiers. Ces sommes étaient ensuite remises à [Festus]. De 500,00 € à 4.500,00 € pouvaient ainsi être collectés par semaine en région poitevine." Les suspects démentent ces allégations et rejettent les témoignages recueillis par les enquêteurs.
Comment et pourquoi un tel réseau de proxénétisme nigérian a-t-il pu se constituer à Poitiers ? Sans apporter de réponses définitives, les enquêteurs insistent particulièrement sur l’environnement favorable constitué par trois logeurs peu scrupuleux, dont les appartements s’étaient transformés depuis quelques années en lieux de prostitution.
Ces Français, auxquels nous avons consacré plusieurs enquêtes, sont accusés d’avoir facilité et tiré profit de la prostitution de victimes de la traite humaine. Et ce, en toute connaissance de cause.
Un logeur poitevin plaide coupable
L’un d’eux, Laurent D., a même choisi de plaider coupable au terme de trois heures de garde-à-vue, compte tenu des charges accablantes réunies contre lui. Le quadragénaire a reconnu avoir sollicité des faveurs sexuelles en l’échange de ristournes sur les loyers demandés aux prostituées, comme nous l’affirmions en avril 2017.Les deux autres logeurs poitevins – sur lesquels nous avons aussi enquêté ici et là – ont nié l’essentiel des faits qui leur sont reprochés, à l’instar de la plupart des mis en cause. Les magistrats auront désormais la lourde tâche de déterminer les responsabilités de chacun. Le parquet a d’ores et déjà annoncé qu’il ne communiquerait pas dans le dossier.
De son côté, l’association "Le Mouvement du Nid", partie civile dans le dossier, espère faire de cette affaire un cas emblématique à même de démonter les rouages du "système prostitutionnel" : "Ces femmes ont bien souvent été des victimes avant d’être proxénètes et cela n’est pas anodin, observe Lorraine Questiaux, son avocate. La figure matriarcale des ‘mamas’, et la toute-puissance qui est leur prêtée, est trop souvent un paravent utilisé par les réseaux de traite humaine pour garantir l’impunité des hommes."
Sur la quarantaine de prostituées répertoriée par les enquêteurs, seules trois femmes se sont constituées partie civile dans le dossier. La justice pourrait bientôt reconnaître leur statut de victimes, une étape essentielle à leur reconstruction.