Elle voulait que son roman "lutte contre l'oubli". Dans "La carte postale" (Grasset), Anne Berest retrace le parcours de quatre de ses ascendants, assassinés à Auschwitz en 1942 et livre un roman à mi-chemin entre enquête contemporaine et récit historique. En sélection au prix Renaudot des lycéens, remis à Loudun (86) le 18 novembre. SERIE 2/6
Mais qui a pu m'envoyer cette horreur ?, lance Lélia, la mère de l'autrice, Anne Berest, lorsqu'elle découvre la carte postale qui donne son nom au roman. Ce jour de janvier 2003, la carte arrive dans le courrier avec, inscrit d'une écriture maladroite, les prénoms de quatre membres de la famille, tués à Auschwitz en 1942. Il y a les arrières grand-parents, une grand tante et un grand oncle maternelles d'Anne Berest.
Le roman débute sur cette énigme à résoudre. Qui a écrit la carte ? Dans quelle intention ? À partir de cette simple carte, c'est-à-dire de presque rien, Anne Berest entreprend une enquête familiale minutieuse dont les détails, les rebondissements, les retournements nourrissent le récit d'une matière romanesque qui porte le lecteur. Démêler les fils de l'histoire familiale, rien de plus difficile. Le livre se nourrit du travail d'enquête de la mère de l'autrice - 20 années de recherche sur le parcours de ses proches ! - qui alimente le récit de l'épopée de cette famille juive, de Russie en Lettonie, jusqu'en Palestine et enfin la France. À chaque destination, un nouveau départ et l'espoir d'une vie meilleure contrée par la montée du nazisme en Europe et la déportation.
Au récit historique, s'ajoute celui de l'enquête, contemporain, dans lequel Anne Berest interroge enquêteurs, graphologues, se déplace sur les lieux où vécut la famille de sa mère en France. Le style est sobre, l'enquête captivante, les rebondissements époustouflants.
Entretien avec Anne Berest.
Votre livre, La carte postale, est sélectionné pour un prix des lycéens, le Renaudot des lycéens, est-ce que ça revêt une importance particulière pour vous ?
AB: C’est important pour deux raisons. D’abord, dans le livre, il y a trois personnages que l’on suit qui sont adolescents. Jacques, Noémie et Myriam. On suit leur scolarité, leur vie de jeunes gens. Noémie est déportée à 19 ans, Jacques à 16 ans. Donc, pour moi, c’est important. Je rêve que les lycéens puissent entrer en empathie avec ces jeunes gens et se dire voilà ce que des gens de notre âge ont vécu. Ensuite, c’était très important parce que, quand j’étais adolescente, c’est grâce à des œuvres d’art que je suis rentrée en empathie et en compréhension de la Seconde Guerre mondiale. C’est parce que j’ai vu La liste de Schindler (de Steven Spielberg, ndlr), lu Inconnu à cette adresse (de Kathrine Kressmann Taylor, ndlr), par exemple. Ce sont des œuvres qui m'ont fait vibrer davantage au fond que mes cours d’histoire. Voir les œuvres d’art était complémentaire de ma formation et de la compréhension du monde. D’un côté les hommes, de l’autre les cours d’histoire. Je rêve que ce livre puisse venir en résonance par rapport à leur cours.
Contrairement à un auteur de romans policiers qui invente une histoire, je ne savais pas quelle serait la résolution de mon énigme.
Anne Berest, romancière
Dans votre livre il y a d’un côté, un récit d’enquête pour trouver qui a écrit et envoyé cette carte postale anonyme adressée à votre famille, de l’autre le récit du passé, de l'histoire des quatre personnes dont le nom est écrit sur la carte postale. Parlez-nous de cette structure que vous avez choisie pour le livre, l’enquête contemporaine d’un côté, le récit du passé de l’autre ?
D’abord il faut rappeler que ce livre est un roman vrai, c’est-à-dire que tout ce que je raconte est vrai. Cette carte postale existe vraiment, elle nous a vraiment été envoyée par La Poste de façon anonyme. J’ai vraiment mené l’enquête avec ma mère. J’ai vraiment rencontré un détective privé. J’ai vraiment rencontré un graphologue spécialiste des écritures anonymes. Je prenais des notes au fur et à mesure de mon enquête en vue d’écrire un livre. J’ai commencé à l'écrire en même tant que je faisais l’enquête. Mais, contrairement à un auteur de romans policiers qui invente une histoire et qui en connaît la fin, moi je ne savais pas quelle serait la résolution de mon énigme. Je ne savais pas si j’allais avoir une résolution. Mon enquête a duré quatre ans. Je ne savais pas si j’allais arriver au bout de mon histoire, ni ce que la vie me réserverait. Au fur et à mesure, je me suis dit que, pour que les lecteurs puissent être aussi intrigués que moi dans cette recherche, il fallait au fond que je leur raconte l’histoire des quatre prénoms. Cette carte postale qui est le point de départ du livre, je me suis dit il faut que les lecteurs sachent qui sont ces gens (quatre membres de ma famille morts en déportation, assassinés en 1942 à Auschwitz) et que le lecteur entre avec moi, chargé de l’émotion de ces personnes qui, elles aussi, ont existé.
Dans votre histoire familiale, les parcours d'Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques était connu ?
Ma mère connaissait leur parcours car pendant 20 ans, elle avait fait des recherches sur eux. Ce n’est que dans un deuxième temps que je me suis dit qu’il fallait que je raconte aussi leur épopée. Aujourd’hui, ce qu’on lit dans la première partie du livre, tout ce récit qui commence en 1919 et qui raconte l’histoire d’une famille, la famille Rabinovitch, je l’ai écrit finalement après avoir écrit l’enquête. Mais je l’ai mis au début pour que le lecteur soit intéressé.
Pour parler de ce livre, vous abordez la notion de roman vrai. Il se trouve que dans la sélection Renaudot lycéens, plusieurs romans rentrent dans ce cadre-là. Est-ce que vous pourriez nous donner votre définition de ce qu’est un roman vrai ? Certains parlent aussi de littérature du réel. Quels liens y a-t-il ?
Le roman vrai et la littérature du réel sont deux choses différentes. Le roman vrai désigne une forme qui est véritablement romanesque, c’est-à-dire que dans le style, dans le ton, on est dans la tradition du grand roman, c’est-à-dire que moi dans toute ma première partie je suis dans une épopée historique familiale. On est vraiment sur un souffle : on traverse des pays, on part de la Russie, on va en Lettonie, on suit la famille qui part vivre en Palestine avant d’arriver en France. Donc on est vraiment sur ce souffle romanesque des sagas familiales sur plusieurs générations. Ensuite, dans la deuxième partie on est dans les codes et le style du roman policier, du polar. J’empreinte un style de grands genres du roman mais, ce n’est pas imaginé.
La grande question que je pose est celle de la transmission, c’est-à-dire comment notre passé continue de vivre en nous aujourd’hui.
Anne Berest, romancière
Pour ce livre, avoir fait un "roman vrai", est-ce aussi une manière de dire que cette histoire se vit encore au présent aujourd’hui ?
Cette histoire est fondée sur deux chronologies. Il y a une histoire que je vis au présent en effet qui est une enquête mais il y a aussi une quête identitaire, un roman initiatique où je découvre une culture, des rites, où je me pose des questions… Surtout, la grande question que je pose est celle de la transmission, c’est-à-dire comment notre passé, en l’occurrence l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, continue de vivre en nous aujourd’hui. Quelles sont les traces de l’histoire, dans le contemporain ? Et comment nous portons tous une mémoire qui est celle de nos ancêtres et qui transporte avec elle ce que j’appelle des transmissions invisibles. Nous sommes chargés de l’histoire de notre famille, même quand nous ne connaissons pas l’histoire de notre famille. Malgré tout, il y a un invisible qui vient vivre en nous. Ce qui m’a beaucoup intéressée lorsque j’ai écrit le livre, ce sont des recherches en neurosciences. Des scientifiques sont en train de démontrer qu’il y a une "mémoire des cellules" sur trois générations. Une mémoire "émotionnelle" des cellules. Des recherches sont en cours. Nous aurions en nous une mémoire des émotions de nos ancêtres. Évidemment, sur trois générations, si nos ancêtres ont traversé des périodes d’une grande difficulté (c’est le cas pour tous les gens qui ont été contemporains de la Seconde Guerre mondiale, qu'elle qu'ait été leur guerre), je ne pense pas seulement aux familles juives qui ont été persécutées comme ça a été le cas de ma famille, mais à tous les gens dont les ancêtres ont vécu la Seconde Guerre mondiale. Toutes les familles ont été traversées par la guerre et par les difficultés. Les peurs, les angoisses liées à la guerre. Peut-être qu’on a tous en nous cette mémoire-là qui fait qu'on reste curieux et sensible par rapport à cet héritage historique.
Ce livre est un livre d'une mémoire, un livre du souvenir vivant.
Anne Berest, romancière
Vous n’étiez pas certaine d’avoir un dénouement à cette histoire lorsque vous en avez débuté l’écriture. Au final, il y a un dénouement. Vous découvrez qui est l’auteur de la carte postale. Est-ce que le récit tel que vous l’avez bâti ne nous dit pas juste que cette carte postale était littéralement un appel à ne pas oublier ?
Pour moi, ce livre est un livre d’une mémoire, un livre de souvenirs, mais que j’espère un livre du souvenir vivant. J’ai fait de ces gens des personnages qui continue à vivre et à être dans notre cœur.
Comme d’autres lecteurs, j’imagine, j’ai été marqué par la phrase que votre fille entend dans la cour : "On aime pas trop les juifs à l’école". Comment est-ce que cette phrase a joué dans votre désir de faire un roman autour de votre histoire familiale ?
Quand ma mère m’a raconté cette histoire, j’ai eu un blocage psychologique. Normalement une mère demande à son enfant de lui raconter ce qu'il s’est-il passé à l’école. Mais j’en étais incapable. J’avais en moi un blocage. En fait, ce blocage était tellement fort que j’ai contourné le problème pendant un certain temps. J’ai mis du temps à me dire qu'au fond, c’est un sujet de livre. C’est venu au bout de plusieurs semaines. C’est l’élément déclencheur qui m’a rappelé à la mémoire la carte postale que j’avais oubliée pendant 15 ans ! C’est l’élément déclencheur du souvenir. Ensuite, l’élément déclencheur du récit, c’est quand je suis sorti de chez Duluc Détective, ce rendez-vous avec un détective privé. Le rendez-vous avait été tellement drôle, j’avais l’impression d’être dans un film, que je me suis dit mais c’est dingue il faut que je l’écrive. C’est un sujet de roman!
Pour toute ma famille, ce livre est une grande joie.
Anne Berest, romancière
Dans le roman, vous parlez du manuscrit de Noémie qui est retrouvé. Il se trouve que dans les recherches que vous faites, le parcours de Noémie croise de loin celui de la romancière morte en déportation, Irène Némirovsky, dont le livre posthume Suite française est aussi un manuscrit retrouvé. Quelle est l’importance du manuscrit que vous, vous avez retrouvé, qu’est-ce qu'il vous a apporté ?
J’ai été totalement bouleversé de retrouver l’objet, rien que les feuilles de papier, avec l'écriture de Noémie. C’était des feuilles qu’elle avait touchées ! De me dire que sa main s’était posée sur ce papier, pour moi ça a été vraiment bouleversant. Ensuite, je ne vais pas révéler ce que je raconte dans le livre, mais quand j’ai découvert le prénom de l’héroïne de son roman, ça a été vertigineux. Je me suis demandée si je n’étais pas en train de devenir folle, si j’étais bien en train de lire ce que j’étais en train de lire. Il y avait aussi cette idée qu’elle avait rêvé d’être écrivain et que ma sœur (Claire Berest, ndlr) et moi sommes devenus écrivaines. C’était quand même, tout d’un coup, un éclairage, sur cette vocation partagée entre ma sœur et moi. Est-ce qu’on a pas repris le flambeau de quelque chose qui s’était éteint ? Parce qu’elle a été assassinée ?
Est-ce que le succès du livre change quelque chose dans votre vie de famille, et à votre travail ?
Ce qui est très joyeux c’est que le succès de ce livre je peux le partager avec ma famille, avec ma mère, mes sœurs, mes cousines. Pour toute ma famille, c’est une grande joie. Quand on sort un livre, souvent, on l’a écrit dans son coin et s'il marche, on est content, mais on est seule à recevoir les lauriers ou à vivre ce succès. Là, je le partage avec toute ma famille car on est tous heureux que notre famille suscite un intérêt. C’est vraiment un moment de grande joie, c’est extraordinaire.