Le nouveau roman de Frédérique Clémençon, "Dans la forêt glacée" (Flammarion) plonge le lecteur au cœur des silences d'une famille réunie pour la noces d'or des grands-parents. Une réussite tout juste sortie en librairie.
Dans la Forêt glacée (Flammarion), le dernier roman de la romancière poitevine Frédérique Clémençon s’ouvre sur une citation de La Fille à l’œil poché (Point) de l’Américaine Joyce Carol Oates dans laquelle il est question de « choses faites » au personnage principal, « en réalité à son corps » ; « et moi j’étais n’importe où pendant ces huit jours, je m’accrochais à la vie comme on s’accrocherait à une paille par laquelle on peut respirer, couchée au fond d’une eau profonde ». Si, dans le roman de Clémençon, l’intrigue ne se déploie que sur trois jours (et non huit), l’allusion à l’œuvre de la grande romancière et nouvelliste américaine préfigure l’ambiance sourde et étouffante dans laquelle s’asphyxie chaque jour un peu plus sa protagoniste, la jeune Chloé.
Le roman s’ouvre sur la découverte du corps sans vie de Gabriel, le frère aîné, gisant sur la plage. Autour de lui, sa sœur et les cousins et cousines. Le point de vue, celui de Chloé. Son regard s’arrête sur la peau blanche de Gabriel. La révélation qui guide le roman se produit à cet instant-là, face à cette peau laiteuse de laquelle coule un filet de sang rouge. Gabriel a perdu tout attrait humain ; il apparait aux yeux de Chloé tel un Dieu ayant « trouvé son temple ». De cette ouverture saisissante, l’image du frère et de ce « temple » trouvé au pied de la falaise est celle dont l’ombre portée plane désormais au-dessus du récit.
Lorsque l’on retrouve Chloé trois jours plus tôt, c’est à l’arrivée de sa famille et de celle des cousins à la fête des noces d’or des grands-parents. Si maillots de bain et serviettes de plage sont du voyage, Chloé, elle, n’est pas partie sans les lames de rasoir qu’elle soustrait au regard des adultes et avec lesquelles elle entaille chaque jour son avant-bras, faisant perler quelques gouttes de sang. Au-delà de sa peau, chaque incision, fine et précise, vient craqueler le vernis de l'histoire familiale.
Si le roman se révèle sombre et terrible, l'audace de Frédérique Clémençon force l’admiration dans sa capacité à mener le récit le long d’une ligne de crête vertigineuse et rocailleuse, au pied de laquelle sourdent les images à la télévision de violents incendies en Sibérie - sous la glace, couve le feu -, comme les histoires de familles attendent leur heure pour percer sous la joie des retrouvailles et des noces d’or.
Le drame se situe à la limite de ce que chacun est en mesure d’exprimer. Par les mots. Par le corps. Frédérique Clémençon connait le pouvoir des mots, sait que l’indicible n’existe pas, mais « l’à peine dicible », pour reprendre l’expression si juste d’un confrère du Monde, oui. C’est dans cet espace fragile qu’évolue Chloé, face au corps du frère, et qu’elle se rapproche petit à petit d’Anita, sa grand-mère espagnole et de son propre drame : la mort de sa sœur Antonieta, mère de l’oncle de Chloé dont les muscles du cou se tendent à chaque fois que le prénom de sa mère est prononcé.
Dans la forêt glacée de Frédérique Clémençon (Flammarion), 19€.
À voir également, le reportage et l'interview en plateau de Frédérique Clémençon lors de la parution Des méduses (Flammarion), son précédent roman en 2019.
Reportage : Clément Massé, Antoine Morel et Carine Grivet.