Désobéissance civile. Subventions d'Alternatiba : "Ce n’est pas surprenant que ce soit une association écologiste qui soit ciblée"

Depuis la mise en place de la loi "séparatisme", pourtant à l'origine destinée à lutter contre le terrorisme, les libertés associatives sont régulièrement mises à mal. Et pas uniquement pour les associations religieuses. Entretien avec Julien Talpin, chercheur en science politique au CNRS et co-fondateur de l'Observatoire des Libertés Associatives.

En organisant son "Village des Alternatives" les 17 et 18 septembre derniers, Alternatiba Poitiers ne s'attendait pas à une telle résonance. Quelques jours plus tôt, le préfet de la Vienne sommait la Ville de Poitiers et Grand Poitiers de retirer leurs subventions à l'association. En cause : un atelier de "désobéissance civile" qui serait, selon lui, "incompatible avec le contrat d'engagement républicain". Aussitôt, la maire de Poitiers, Léonore Moncond'huy a dénoncé une utilisation abusive de la loi "séparatisme"Un sentiment qui n'est visiblement pas partagé par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, qui a affirmé son soutien au préfet et ex-directeur de campagne d'Emmanuel Macron, Jean-Marie Girier.

À l'origine de l'Observatoire des Libertés Associatives et chercheur en science politique au CNRS, Julien Talpin livre son regard sur un contexte qui pose question sur l'avenir de la vie associative, essentielle au débat public.

France 3 : Le préfet de la Vienne, Jean-Marie Girier, a demandé à la Ville de Poitiers et à Grand Poitiers d’ôter leurs subventions à Alternatiba parce que leur activité contreviendrait, selon lui, au contrat d’engagement républicain. Comment avez-vous réagi à cette sortie ?

Julien Talpin : À vrai dire, j’étais un peu surpris qu’il n’y ait pas davantage de situations similaires depuis la mise en place du contrat d’engagement républicain (CER) en début d’année. On s’attendait à voir se multiplier ce type de désaccord et en fait, il n’y en a pas eu tant que ça. Cela a fini par arriver puisqu’un des objectifs du CER était précisément d’accroître le contrôle de l’activité associative par l’État. Ce qui est intéressant ici, c’est le droit de regard que s’arroge l’État sur le respect du CER qui lie Alternatiba à la Ville de Poitiers. C’est ça qui est un peu surprenant. Que la maire de Poitiers qui a financé cette action vienne interroger l’activité, c’est une chose. Mais là, c’est l’État qui vient interroger la légitimité d’un financement émanant de la collectivité ! Nous faisions l’hypothèse que le CER était un moyen d’avoir aussi un regard plus acéré à l’égard de l’action des collectivités territoriales, sans trop savoir quelle forme ça allait prendre. Cela démontre une volonté de reprise en main par l’État du rôle que jouent les collectivités locales auprès des associations.

Ce qu’il s’est passé à Poitiers est donc totalement inédit ?

À ce jour, les quelques cas de conflits autour du contrat d’engagement républicain (CER) émanaient plutôt d’un maire ou d’une collectivité locale. Jusque-là, l’État n’était pas intervenu directement. Ce fut le cas par exemple à Chalon-sur-Saône, pour le planning familial qui avait fait une affiche sur laquelle il y avait une femme portant un voile et le maire avait considéré que cette communication était non conforme au CER. Il y a eu un recours et le Conseil d’État a donné raison à l’association. Là, c’est encore autre chose, c’est l’État qui interroge au fond la légitimité du financement octroyé par la mairie.

Derrière l’affaire d’Alternatiba à Poitiers, on retrouve des oppositions politiques, jusqu'à l'échelle nationale.

Julien Talpin, chercheur en science politique au CNRS et co-fondateur de l'Observatoire des Libertés Associatives

Dans le cas d’Alternatiba, par l’intermédiaire du préfet de la Vienne, l’État a considéré la "désobéissance civile" comme contraire au contrat d’engagement républicain. Jean-Marie Girier s’est même réservé le droit de porter l’affaire au tribunal administratif. Aurait-il des chances que cela aboutisse ?

Au regard de la législation européenne en vigueur, il n’est pas certain qu’il ait intérêt à le faire. Le contrat d’engagement républicain (CER) impose de ne pas organiser ou inciter à des actions violentes ou pouvant causer des troubles à l’ordre public. Or, une formation relative à la désobéissance civile n’est à priori pas violente, puisque c’est plutôt inciter à l’action non-violente. Quand on regarde la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la pratique de la désobéissance civile est plutôt considérée comme faisant partie de l’exercice normal de la liberté d’expression et est protégée en ce sens. Il y a une offensive politique mais il n’est pas certain qu’elle ait l’assise juridique pour aller jusqu’au bout. Mais, ensuite, ce sera à la justice de trancher. Les décisions du Conseil d’État en matière de libertés associatives sont un peu à géométrie variable, ce sont des domaines assez nouveaux.

Par cette intervention, l’État a-t-il ouvert la porte à s’octroyer un droit de regard direct sur les activités associatives ? Quelles pourraient en être les conséquences sur les associations comme sur les collectivités qui les financent ?

Cette affaire-là aura probablement des conséquences sur les collectivités locales financeuses. Pour se prémunir de conflit avec l’État, les communes ou agglomérations pourraient faire le choix de ne plus financer telle ou telle action associative parce qu’elles pourraient éventuellement déplaire ou être perçues comme contraire au contrat d’engagement républicain (CER). On pourrait faire l’hypothèse que ce type de rappel à l’ordre de la préfecture va avoir pour effet une extension des activités qui sont considérées comme non-conformes au CER.

Seules les collectivités locales, apparaissent donc comme pouvant choisir de défendre les activités associatives comme l’a fait Léonore Moncond’huy avec Alternatiba. Mais peut-être qu’un maire d’une autre sensibilité politique ne l’aurait pas fait, d’autant plus s’il provient de la majorité actuelle. Doit-on donc s’attendre à ce que les associations se retrouvent au milieu de différents politiques ?

Au niveau local, certains élus ne font pas de zèle sur leur contrôle du contrat d’engagement républicain (CER). On peut imaginer que ce soit le type d’approche de Léonore Moncond’huy. Mais, il y a aussi le facteur de politique centrale qui rentre en compte. Là, on voit que derrière l’affaire d’Alternatiba, ce sont des oppositions politiques y compris nationales. Pour rappel, la gauche n’avait globalement pas voté cette loi en 2021, formulant notamment des objections sur cette question de la liberté associative. Aujourd’hui, les députés de la NUPES s’opposent à cette loi et en demandent l’abrogation, notamment sur ces aspects-là. On l’a bien vu avec la réaction de la députée à Poitiers, Lisa Belluco. Il y a des sortes d'oppositions politiques autour de ces sujets et, dans ce cas précis, d’autant plus que le préfet de la Vienne est passé par certains cabinets ministériels proches du pouvoir actuel.

N’est-ce pas dangereux que la liberté associative dépende du bon vouloir des élus locaux ?

Effectivement, que l’application d’une loi dépende de l’orientation politique d’une collectivité pose question. C’est au Droit de clarifier les choses, mais ça reste quand même compliqué. Une des questions qu’on se posait depuis le départ c’est : quelle est la capacité de l’État à inspecter et surveiller le respect de ce contrat d’engagement républicain ? Ici, le préfet n’intervient pas sur n’importe quel type de cas : c’est une grosse manifestation, d’une grosse association. On peut imaginer qu’il ait voulu faire un exemple. Mais le fait est que l’État n’a pas les moyens d’inspecter en détail ce qu’il se passe dans le million et demi d’associations que compte la France. Donc, il y a un risque d’arbitraire. Selon la volonté des pouvoirs publics d’aller contrôler plus fortement certains secteurs, ces derniers risquent d’être plus durement affectés. Alors que d’autres, un petit peu moins. On peut imaginer qu’il y ait un traitement différencié du monde associatif selon les sensibilités politiques d’un côté de l’État et de l’autres des collectivités territoriales.

Les associations pourraient-elles également s’autocensurer par peur de se retrouver dans la tourmente ?

De ce que nous observons, un des effets de la mise en place du contrat d’engagement républicain, c’est des associations qui choisissent de ne plus demander de subventions si elles estiment voir leur activité trop contraintes ou pour se prémunir d’éventuels conflits. C’est notamment le cas pour des petites associations et des petits montants mais qui peuvent avoir leur importance sur la vie associative, notamment dans les quartiers populaires. Les grosses structures arriveront toujours à s’en sortir d’une façon ou d’une autre. C’est plus compliqué pour les associations plus précaires et moins visibles.

La réduction de l'autonomie des associations peut s'inscrire dans une tendance autoritaire ou de recul de la démocratie.

Julien Talpin, chercheur en science politique au CNRS et co-fondateur de l'Observatoire des Libertés Associatives

Observez-vous de plus en plus de menaces sur les libertés des associations ?

La mise en place du contrat d’engagement républicain (CER) qui vient encadrer très fortement les libertés associatives, s’inscrit dans une tendance de durcissement des relations entre associations et institutions ces dernières années. C’est pour cela aussi que l’on a constitué un observatoire des libertés associatives, afin de documenter cela avant même le CER. Dans les enquêtes que l’on a pu conduire, il y a certains secteurs de la vie associative qui sont particulièrement ciblés. Avec la loi "séparatisme", les associations musulmanes ou les associations des quartiers populaires le sont en particulier, mais c’est aussi vrai pour les associations environnementales. C’est ce qu’on a pu observer depuis 2018. Il y avait la mise en place de la cellule "Demeter" au sein de la gendarmerie qui visait à lutter contre l’agrobashing et qui s’est traduit par des formes de surveillance et parfois de rétorsion avec des attaques en justice de militants écologistes. Ce n’est donc pas complètement surprenant que ce soit une association écologiste qui soit ciblée, au vu des relations compliquées avec l’État depuis plusieurs années. On le voit avec l’affaire des "Bassines", ce type d’associations était déjà dans le viseur avant le CER.

La loi "séparatisme" et le contrat d’engagement républicains visaient pourtant initialement les associations religieuses…

C’est toute l’ambiguïté à la fois de cette loi et du contrat d’engagement républicain. Au départ la loi "séparatisme", les associations religieuses pouvaient apparaître comme essentiellement ciblées sur certains secteurs mais on voit bien que le spectre est beaucoup plus large. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme et de prévention du séparatisme, on tend un immense filet qui vise à réduire l’autonomie de la société civile. Comme si la liberté associative était le facteur qui conduisait au séparatisme et éventuellement à des logiques terroristes. Alors qu’il y ait pu y avoir des dérives, c’est tout à fait possible. Mais la réponse est disproportionnée et presque contre-productive. Je ne suis pas convaincu que ce soit en réduisant la liberté associative, en l’étouffant et en contribuant à dépolitiser la société civile que l’on lutte contre le terrorisme. Parce que c’est cela au fond ! Une des tendances vers laquelle on se dirige, c’est que toute forme d’action associative qui apparaîtrait trop politisée – au sens de discussion des politiques publiques et de l’intérêt général, et non-partisan –  soient dans le viseur. Cette tendance amène à ce que la vie associative se restreigne simplement à des formes d’activités socioculturelles, alors qu’on a besoin de la contribution du monde associatif au débat public. Et on a du mal à voir en quoi cela pourrait permettre de lutter contre le terrorisme !

Peut-on donc aller jusqu’à parler de "dérive autoritaire" de la part de l’État, comme certains le dénoncent ?

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une accentuation du contrôle de la vie associative et donc une réduction de son autonomie par la mise en place du contrat d’engagement républicain (CER). On aurait pu imaginer que le CER serait quelque chose de très symbolique, sans véritable application précise. Là, on voit que ça a des incidences concrètes et donc la réduction de l’autonomie des associations peut effectivement s’inscrire dans une tendance autoritaire ou de recul de la démocratie, la liberté associative étant l’une des facettes d’une démocratie vivante. Mais d’une certaine manière, ce n’est pas une dérive de la loi. C’est précisément ce pourquoi elle a été mise en œuvre, à savoir accroître le contrôle et la surveillance de l’État sur la vie associative et indirectement sur l’action des collectivités territoriales. Tant que les orientations gouvernementales seront les mêmes, il n’y a aucune raison pour que ça change. Et le ministre de l’Intérieur apparaît tout à fait central de ce point de vue, puisque c’est lui qui portait le projet de loi mais c’est également lui qui a une capacité d’orientation de l’action des préfets.

• Tweet de Claire Thoury, présidente du mouvement associatif.

N’existe-t-il pas des contre-pouvoirs pour limiter cette menace sur les libertés associatives ?  

Le Droit est le premier garde-fou et c’est son rôle dans le cadre de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit, d’assurer la liberté d’association et d’expression. Le deuxième garde-fou sera le monde associatif lui-même de par les rapports de force qu’il va essayer de créer. Typiquement avec l’observatoire des libertés associatives, avec le Mouvement associatif et avec la Ligue des Droits de l’Homme, on a créé un dispositif de veille depuis la mise en place du contrat d’engagement républicain où les associations peuvent faire remonter ce type de conflits. Nous avions l’idée qu’en visibilisant ces cas, qui posent des questions tant juridiques que démocratiques, cela pourrait contribuer à en faire une problématique publique et potentiellement faire bouger les lignes.

Depuis cette loi, il y a donc un nouvel élan au sein de l’ensemble des associations ?

Le monde associatif s’est fortement mobilisé, y compris pour les secteurs qui sont pas forcément les plus touchés. C’était sans précédent. Le Mouvement associatif, la plus grosse fédération nationale d’associations, s’est investi assez fortement contre cette loi, alors qu’en général, ils sont sur des positions plutôt modérées. Ils anticipaient les risques. Finalement, la vie associative se sent attaquée et cela a amené à une forme de repolitisation ou d’engagement de la part du secteur. La question ensuite, c’est : quelle capacité le monde associatif a à être entendu par le politique ?

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