Sa voix est devenue familière pour ses habitants. Aminta Sène a trouvé, dans la rue, une scène permanente où elle se sent légitime. Elle joue et chante dans le quartier historique de Poitiers depuis près de dix ans. Après des années d'obstination et d'embûches, elle sort son premier album.
Une heure sans pluie. Il ne faut pas louper le créneau. "Si je ne le saisis pas, je vais pleurer", annonce-t-elle, un ton amusé, et elle disparaît.
Celle que sa mère appelle la cigale, qui vit au gré des vents, au gré de la générosité des passants. La météo est absolument hivernale, un gris sombre, humide et froid. Mais comme chaque jour de la semaine, Aminta Sène ira chanter. Dans la rue.
"Je n’ai pas le choix." Parce que c’est ce qui la fait vivre. Le RSA pour le loyer, les factures. Les concerts de rue pour la nourriture, son tabac, les croquettes d’Easy, son Jack Russel qui ne la lâche pas d’une semelle. "Je tiens à ce que ce ne soit pas l’Etat qui finance mes besoins personnels."
Car la dame de 43 ans est fière. Malgré la misère. "Je ne sais pas si ma vie est difficile mais elle n’est pas facile. Et il y en a qui ont la vie plus difficile que moi. J’ai un toit sur la tête et j’ai récupéré le chauffage lundi !" Elle est restée deux ans, sans pouvoir se chauffer, le temps d’apurer une dette électrique.
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Et même avec une météo épouvantable, elle ira chanter au cœur du quartier historique de Poitiers. Ne pas laisser trop de dettes non plus chez son buraliste qui lui avance son papier à tabac.
Mais le sourire aux lèvres et au cœur. "Le but, c’est que j’y prenne du plaisir pour que les gens aient du plaisir aussi. Quand je chante, je jette mon âme et mon cœur." Et la récompense arrive sous forme de pièces de monnaie, voire de billets.
Car Aminta Sène accroche le passant avec sa voix grave et puissante, capable de couvrir la bande-son de Noël des haut-parleurs. Il faut l’écouter chanter du Tracy Chapman, du Ben Harper. Il faut l’entendre jouer ses propres créations, guitare à la main, Easy noué à ses pieds. L’un et l’autre ne vont pas sans elle. "On dirait qu’elle a un micro, tellement elle a du coffre ! Et le chien qui chante avec !", s’est enthousiasmée, un jour d'été, une spectatrice de passage. "À chaque fois, j’en ai la chair de poule !", avait commenté une autre.
Crâne rasé et carapace de tortue
Aminta, c’est cette silhouette ronde et androgyne qui déambule dans les rues piétonnes de la cité poitevine pour rejoindre ses coins préférés. Métisse, française par sa mère, sénégalaise par son père. Un bonnet noir sur la tête, pour protéger son crâne rasé des frimas de décembre, la sacoche de sa guitare accrochée sur son dos comme la carapace de la tortue. Et Easy, toujours, qui gambade à ses côtés en toute confiance.
Un salut aux SDF, un bonjour aux agents de la police municipale. Déjà dix ans que cela dure. "Je ne connais pas tout le monde mais tout le monde me connaît", reconnaît-elle.
Aminta Sène est devenue la voix des rues de Poitiers. "Ce que j’aime, c’est la transmission." La transmission de sa passion de la musique. Au gré des gens qui passent. Surtout les enfants. "Certains demandent une guitare à leurs parents après m’avoir vu jouer." Si elle avait fait des études supérieures, elle aurait été professeure de français ou de philosophie.
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Mais c’est la musique qui a conquis sa vie. C’était écrit dès son plus jeune âge. "À trois ans, j’ai reçu en cadeau un petit clavier et ma mère m’a surpris en train d’inventer une mélodie en jouant avec les deux mains."
La chanteuse a bien failli avoir une grande carrière, elle a fait les premières parties de Superbus, de Mathieu Boogaert, de Pauline Croze. Dans cette épopée parisienne, un manager lui a promis de lui faire signer un contrat. Elle y a cru, elle a attendu. Mais rien n’est venu. Et la grande fragile a vrillé. "J’ai failli crever et je suis rentrée à Poitiers. J’avais honte ! C’était l’échec de ma vie. Je me suis fait hospitaliser pour me protéger de moi-même."
Une descente aux enfers dont elle allait mettre cinq ans à revenir. Grâce à Easy. "Je n’ai plus touché de guitare ou d’instrument pendant cinq ans, pensant que je ne faisais pas partie de ce monde. Mais en promenant mon chien, je chantais. Et je me suis rendu compte que je n’avais plus besoin de prendre mes médicaments. Je me sentais bien. Alors, je me suis dit : "Tant pis ! J’emmerde un peu tout le monde ! Je vais chanter dans la rue et on verra."
Chanter pour conjurer la mort
C’était en 2015. Ce devait être temporaire. Aujourd’hui, Aminta Sène a une cinquantaine de chansons à son répertoire. Elle écrit, joue et chante. Beaucoup sur le temps. Celui qui passe. "Je suis quelqu’un de très angoissé et d’insomniaque. Il n’y a que quand je chante que j’ai l’impression d’être immortelle." La musique, comme un contrôle sur la vie. Une protection.
Après une décennie à donner un concert permanent dans sa ville natale, voici le salaire qui vient. Aminta Sène vient de sortir son premier CD, « Juste à temps », un EP de six titres.
"C’est un cadeau ! C’est mon rêve depuis que je suis toute petite ! Je rêvais d’être Mickaël Jackson ! Heureusement que l’on fait des rencontres qui vous sauvent et vous redonnent de la vitalité !"
Une rencontre dans la rue avec l’un des membres de l’association L’Orbe qui produit des artistes locaux. "Aminta est l’une des premières artistes que je rencontre avec tant d’authenticité, confie Or Majician, qui a produit le disque. Ce n’est pas quelqu’un qui va mettre un masque. Elle va vivre son art littéralement. Et c’est particulièrement inspirant de voir une personne suivre son rêve depuis plusieurs années et se relever malgré les difficultés."
Un CD en forme de légitimité retrouvée. La chanteuse poitevine espère qu’il va lui ouvrir les portes des festivals et des salles de concert.
Car si elle affiche régulièrement un manque de confiance pathologique, dès qu’il s’agit de musique, de concert, de lumières, de sonorisation, le visage d’Aminta Sène s’anime d’une détermination inébranlable.