Après la longue prise de conscience du mal-être agricole par les autorités, reste encore à briser le tabou du suicide dans les campagnes. Témoignages dans la Vienne.
"Vous êtes bien au répondeur de Mme Vuzé Cathy, et elle vous rappellera dès qu’elle sera là !" annonce une voix enjouée quand Cathy ne décroche pas. Cette voix, c’est celle d’un farceur fier de son coup, celle de son défunt mari. "J’ai demandé à mes enfants : ‘Est-ce que je la laisse ?’ Ils m’ont dit : ‘Oui.’ Par contre, je ne me suis jamais appelée. J’ai hésité plusieurs fois. J’ai laissé sonner deux coups et j’ai raccroché".
Vincent Vuzé, 52 ans, s’est suicidé par arme à feu, le 12 mars 2021, à Anché (Vienne). "Depuis, je n’ai jamais écouté sa voix", raconte sa veuve entourée de ses enfants : Claire et Jean-Simon, la vingtaine. "De toute manière, j’ai l’impression que c’était hier."
A cette époque, Cathy voit bien que son bon mari couve quelque chose. Depuis deux ans, la ferme familiale va de mal en pis. De maigres recettes succèdent à d’énormes pertes. Jean-Simon, qui s’était associé à son père, voyait passer "quelques courriers".
Il a choisi d’enlever cette douleur en lui
Mais, "mon fils me le dit souvent : ‘Il nous l’a fait à l’envers, Papa’. Il ne laissait paraître", raconte Cathy. "Comme dit ma belle-mère, dans le monde agricole, ce sont des taiseux." Des hommes qui "ne parlent pas de leur problème", dit-elle, "pour protéger leur famille parce que, les agriculteurs, ce sont eux qui ont choisi ce métier-là".
Une vie rythmée par les saisons : "Cette année, c’était pas terrible, mais ça ira mieux l’année prochaine… ironise Cathy. Mais malheureusement, l’année d’après, il y a autre chose : un autre couac, une sécheresse, des naissances qui se sont mal passées. Et on encaisse."
Ce 12 mars 2021, Vincent a décidé de mettre un terme à ce cycle : "Je pense qu’il n’a pas choisi de mourir : il a choisi d’enlever cette douleur en lui, en finir avec tous ces appels téléphoniques, toutes ces lettres recommandées… Je crois qu’à un moment il a voulu dire stop", comprend sa femme. "C’est pas beau à dire, mais il a fait passer son travail avant sa famille".
En finir avec "l'omerta"
Cinq jours après la mort de Vincent, le Sénat publie un rapport consacré aux suicides dans le milieu agricole : "Il est urgent que l’Etat structure enfin une réponse publique à la hauteur de ce drame silencieux", réclament les parlementaires.
Le rapport s’appuient sur les dernières données disponibles de la Mutualité sociale agricole (MSA), datées de 2015 : 605 paysans (496 hommes et 109 femmes) ont mis fin à leur jour cette année-là, les plus de 65 ans étant les plus touchés. Un taux supérieur de 12,62% par rapport au reste de la population.
Le sénateurs souhaitent en finir à cette "omerta" qui entoure le mal-être dans les campagnes, là où la mort vaut parfois mieux que les mots : "Le monde paysan est un monde très particulier avec ses propres codes parfois un peu datés, raconte un agriculteur qui s’est confié aux sénateurs. Il existe une véritable fierté paysanne, et un orgueil, qui empêchent les agriculteurs ayant des problèmes de parler, de se confier. En effet, avouer ses problèmes, c’est s’avouer vaincu, reconnaître que l’on a échoué".
En découlent 63 recommandations et, en novembre 2021, une feuille de route interministérielle sur "la prévention du mal-être et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté". Le coordinateur, Daniel Lenoir, a pour mission de mettre sur pied un bataillon de 5.000 "sentinelles" : simples citoyens formés à détecter les risques de passage à l’acte suicidaire dans les campagnes.
Il en existe "1.500 actives" à ce jour, selon la MSA. Sur le territoire du Poitou, qui regroupe les Deux-Sèvres et la Vienne, 191 personnes ont suivi cette formation en 2021 : 75 étaient agriculteurs.
"Replacer l'humain au centre"
"En parler, c’est le début de la réponse, estime Sébastien Cailllaud, responsable du service sanitaire et social de la MSA. Il existe des pressions sociales très fortes dans ce milieu centré autour de la valeur travail. Cela entraine beaucoup de déni, beaucoup de honte."
Dans le Poitou, 10 suicides d’agriculteurs ont été recensés depuis le début de l’année. La MSA tente alors de repenser ses pratiques : "On veut replacer l’humain au centre", affirme Sébastien Caillaud L’organisme se retrouve souvent parmi les créanciers qui relancent sans cesse les exploitants surendettés. "Certains de nos courriers étaient davantage écrits pour celui qui les écrivait plutôt que pour celui qui les recevait", reconnaît par un euphémisme le responsable de la MSA.
Ces "courriers comminatoires" et mises en demeure "sans contact humain préalable" ont été pointés par la mission sénatoriale : "Si l’engagement et le professionnalisme des personnels mettant en œuvre ces procédures ne sont bien entendu pas en cause, il n’en reste pas moins vrai que la ‘machine administrative’ s’apparente parfois à un mécanisme froid, implacable, causant et aggravant le sentiment de détresse que peuvent ressentir certains agriculteurs", estiment les parlementaires.
"Moi, je n’ai pas honte"
La MSA déploient désormais ses dispositifs : une "aide au répit" avec des remplacements et un soutien administratif proposés aux agriculteurs en difficulté, ainsi que la mise en avant des plateformes d’écoute pour libérer une parole encore étouffée.
Insuffisant, juge le maire de Champagné-Saint-Hilaire (Vienne), Gilles Bosseboeuf. Il comptait Vincent Vuzé dans son conseil municipal. A la mort de son ami, en mars 2021, l’élu avait pris la plume pour adresser un "message de détresse" aux autorités : préfecture, parlementaires et collectivités locales. "Il faut que des décisions fortes soient prises au niveau de l’Etat pour soutenir les agriculteurs, et notamment les jeunes, pour leur donner des perspectives et qu’ils puissent vivre de leur travail, un travail qu’ils aiment".
Désormais, le fils de Vincent, Jean-Simon se retrouve seul à la tête de l’exploitation. Passionné par l’élevage, comme son père, il possède aujourd’hui un troupeau d’une centaine de belles Limousines et près de 300 hectares dans le Sud-Vienne. Mais, à 28 ans, il doit payer cette année près de 100.000 euros, rien qu’en impôts et cotisations sociales.
Demander de l’aide, parler de ses difficultés, admettre parfois l’échec… Jean-Simon l’assume : "J’ai pas envie de terminer comme mon père. Moi, je n’ai pas honte de le dire : je vais chez le psy depuis. Il faut pas avoir honte de parler, il faut parler".
Pour se faire aider, appelez le numéro national de prévention du suicide au 3114 ou le service d'écoute dédié aux agriculteurs, Agri'écoute, au 09 69 39 29 19 (prix d'un appel local).