Dans une ordonnance rendue ce jeudi, le Conseil d'Etat annule la décision du tribunal administratif de Toulouse enjoignant la maison d'arrêt de fournir des masques aux détenus et d’organiser leur dépistage. "On joue avec le feu", estiment les avocats des détenus.
La plus haute juridiction administrative française a donné raison ce jeudi au garde des Sceaux qui avait relevé appel de l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Toulouse du 4 septembre dernier. Ce jugement enjoignait l’administration pénitentiaire de la maison d'arrêt de Seysses de mettre à la disposition des détenus des masques "dans les locaux clos et partagés n’impliquant aucun contact avec des personnes extérieures à l’établissement" tels que "les zones d’attente, les postes de travail et d’activité, les salles de visio-conférence, notamment lors des audiences" ainsi que dans les cours de promenade. Il ordonnait également d’organiser sur la base du volontariat une campagne de dépistage du virus au sein de l’établissement.
Une "obligation disproportionnée" pour l'administration pénitentiaire
L'administration pénitentiaire avait pour sa part fait valoir en appel qu'une campagne de dépistage massive constituait "une obligation disproportionnée compte tenu du nombre de personnes détenues diagnostiquées positives à la covid-19". Selon elle, seuls deux cas de contamination au Covid-19 avaient alors été diagnostiqués dans l'établissement depuis le début de l’épidémie donnant lieu à "deux campagnes de dépistage ayant concerné un total 179 personnes". Quant aux masques, elle avait mis en avant qu'ils étaient déjà à disposition des détenus "dans la majeure partie des locaux mentionnés dans l’ordonnance" et que la superficie des salles d'attente et des cours de promenade permettait de respecter la distanciation physique."Pas d'atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales"
Dans son ordonnance, le Conseil d'Etat souligne qu'un dépistage général des détenus et des personnels d’un établissement pénitentiaire "n’est estimé pertinent que dans la seule hypothèse où au moins trois personnes se révèlent contaminées". "La dégradation de la situation sanitaire dans le département de la Haute-Garonne, estime la juridiction administrative d'appel, n’implique pas nécessairement par elle-même, à ce stade, un dépistage massif des personnes détenues". L'absence de dépistage systématique ne constitue donc pas pour elle "de manière caractérisée, une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales".Un "anneau sanitaire" mis en place pour "protéger les détenus"
Concernant le port du masque dans les établissements pénitentiaires, le Conseil d'Etat considère qu'il "repose sur la notion d’« anneau sanitaire », destiné à protéger (...) les personnes détenues du risque d’exposition au virus SARS-CoV-2 véhiculé par des intervenants extérieurs". Les détenus entrant dans l’établissement, détaille-t-il, font "l’objet, depuis le 20 mai 2020, d’un dépistage systématique deux jours après leur arrivée, puis au neuvième jour de leur détention, et sont placées à l’isolement dans une zone spécifique de l’établissement". Ces détenus, poursuit-t-il, ne rejoignent leurs cellules "qu’à l’issue d’une période de sept jours à compter de la réception d’un résultat négatif au test virologique". Selon le Conseil d'Etat, des masques "à usage unique" seraient également mis à disposition des détenus "à chaque occasion de contact avec des personnes extérieures au centre pénitentiaire, elles-mêmes également soumises à l’obligation de port du masque". "En revanche, de tels masques ne sont pas mis à disposition pour les activités sans contact avec l’extérieur", indique encore l'ordonnance."La chancellerie joue avec le feu", selon les avocats des détenus
Cette ordonnance du Conseil d'Etat satisfait les avocats des détenus sur deux points. En premier lieu, "elle renforce l'anneau sanitaire en ce qui concerne les salles de visio-conférence. Lorsqu'un intervenant, en l'occurence l'avocat, sera présent, le détenu devra porter un masque, ce qui n'était pas le cas auparavant", souligne la représentante du Syndicat des Avocats de France Me Cécile Brandely. Ensuite, "on peut raisonnablement penser que notre référé devant le tribunal administratif, puis l'appel de la Chancellerie devant le Conseil d'Etat a précipité l'élaboration de sa nouvelle doctrine censée faire bénéficier d'un masque depuis le 6 octobre tous les nouveaux détenus dès leur sortie de cellule", renchérit son confrère Me Sébastien Delorge.Mais tous deux regrettent "une décision du Conseil d'Etat statuant en référé 10 jours après l'audience, 6 semaines après l'introduction de la requête alors que le juge des référés est normalement celui de l'urgence". "La Chancellerie a joué avec le feu et continue de jouer avec le feu", estiment-t-ils. "Elle n'a jamais exécuté la décision du tribunal administratif de Toulouse alors qu'elle était exécutoire depuis le 4 septembre, elle a ensuite relevé appel le dernier jour, puis produit notes et mémoires en délibéré jusqu'au dernier moment devant le Conseil d'Etat", calcule Me Brandely. "Au terme de cette décision, on a d'autant plus le sentiment que la Chancellerie et le Conseil d'Etat jouent avec le feu qu'on attend qu'il y ait plusieurs cas avérés de Covid-19 et que le virus entre en détention pour prendre des mesures. Ce qui est à l'inverse de la logique de prévention qui doit présider les politiques de santé publique", analyse Me Delorge. "Faudra-t-il attendre une explosion des cas pour que comme à Mayotte on rende les masques accessibles aux détenus ?", s'interroge-t-il. "Le Conseil d'Etat considère qu'il n'y a pas lieu de fournir des masques parce-que Toulouse n'est pas en zone d'alerte maximale", ajoute-t-il, "mais on sait bien en écoutant le ministre de la santé Olivier Véran que Toulouse pourrait y passer dès lundi".
"Un fossé entre les déclarations d'intention de l'administration pénitentiaire et ce qui se passe dans les faits"
Les deux avocats dénoncent enfin "le fossé entre les déclarations d'intention de l'administration pénitentiaire et ce qui se passe dans les faits". En témoigne la visite mercredi de Me Brandely à un client en zone parloir de la maison d'arrêt de Foix. "J'ai dû exiger qu'on mette à sa disposition un masque. Il m'a été répondu que ce n'était pas prévu. Puis, plus tard un surveillant est revenu avec un masque en me disant "vous avez de la chance, il y en avait un qui traînait".Des syndicats de gardiens perplexes
Le représentant du syndicat UFAP UNSA Pénitentiaire en Occitanie demeure perplexe face à la décision du Conseil d'Etat. "Même si il y a un coût financier, et même si ce n'est pas une mince affaire de faire porter le masque à tous les détenus, je ne comprends pas trop, par les temps qui courent et ce qu'on nous bassine avec les masques, cette décision", réagit-t-il.Tandis que son collègue de FO Pénitentiaire "prend acte de la décision du Conseil d'Etat". Il estime que "l'administration pénitentiaire est allée devant le Conseil d'Etat tout simplement parce-qu'elle manque de moyens". Mais, "au regard de l'évolution de l'épidémie, il va falloir prendre d'autres dispositions", prévient le délégué régional Occitanie Grégory Jalade, dont le syndicat préconise "un retour aux mesures prises au début de l'épidémie telles que la limitation des mouvements et des parloirs familles".
Le délégué régional de la CGT pénitentiaire s'attendait pour sa part à "ce genre de décision". "On a déjà du mal dans toutes les prisons à équiper les personnels", assure David Cucchietti. "Je ne dis pas que ce n'est pas nécessaire de fournir des masques aux détenus, mais c'est compliqué. Nous, on voudrait que tout le monde, personnel, détenus, intervenants extérieurs, soit protégé et protège les autres sans avoir à calculer", poursuit le représentant du personnel, qui se plaint également ne pas avoir de réponse de la direction lorsqu'il demande "des comptes par rapport à la distribution de masques, de gel hydroalcoolique et de savon". "Quand je vois la réalité de la situation des personnels, conclut-il, je me dis que les détenus sont encore censés passer après nous. C'est donc compliqué, parce que nous sommes mal lotis. Et pour eux, c'est encore pire".
Contactée, la direction interrégionale des services pénitentiaires de Toulouse nous a laconiquement indiqué qu'elle "ne souhaite pas faire de commentaire sur une décision du Conseil d’Etat.".