RECIT- Réfugiés à Toulouse : qui sont ces hommes et ces femmes face à nous dans la rue ?

Chaque matin de la semaine, ils sont des dizaines sur la route de Saint-Simon à Toulouse devant la porte de Forum Réfugiés-Cosi. L'association leur vient aide dans leurs démarches. Elle oeuvre pour l'accueil des réfugiés, la défense du droit d'asile et la promotion de l'état de droit.

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Ils sont 100, peut-être même 150 sur le trottoir, massés devant la porte. Ils attendent, un minuscule papier blanc à la main. Des hommes, des femmes, jeunes, vieux, blancs, noirs, de type maghrébin et même asiatique... 

On dirait que tous les continents ont envoyé un des leurs. Plusieurs. On parle dans toutes les langues, on se repasse d'étranges bouts de papier numérotés. Un mari essaie d'acheminer avec mille précautions un café dans un petit gobelet à sa femme par dessus les têtes.
 

Pieds nus

Il fait froid ce matin là. Certains sont pieds nus, en tongues. Des peuples du sud, à voir la couleur de leur peau. D'autres ont enfilé des pulls les uns sur les autres. C'est presque une foule comme une autre. Les habits sont simples. Les regards attentifs.

Une femme de type eurasien d'une soixantaine d'années, les cheveux cachés sous un foulard chamaré rouge, demande un papier à quelqu'un près de l'entrée. Elle me dit quelque chose que je ne comprends pas, me montre le bout de papier qu'elle vient de récupérer. En demande un pour moi. Echange de sourire.

Je suis le 83. Mon voisin qui parle français, m'explique. "C'est pour le courrier. Tu pourras passer quand ce sera ton tour".
 

"Ils te cherchent. Par pitié, ne rentre pas"

Il s'appelle Moussa. Il est Malien. Il a 22 ans. 1m75, jovial, des traits énergiques dans un visage presque poupin. Il est arrivé le 10 septembre 2018. Il demande l'asile. Il m'explique avec douceur qu'il a passé 2 ans en Algérie.

Il a appelé chez lui pour rentrer. Mais son père lui a dit : "ils te cherchent, par pitié ne rentre pas". Alors il est parti au Maroc où il a rencontré une femme, "ma concubine, on n'est pas marié".

L'embarcation s'est retournée

Avec elle, ils ont tenté la traversée pour venir en France. Mais l'embarcation s'est retournée. "Cinq sont morts".
Puis après un instant, il reprend "la Croix-Rouge espagnole nous a séparés. Elle est venue en France. Et moi je l'ai rejoint. Elle a accouché. On a une petite fille. Elle s'appelle Kaditou". Il m'épèle k.a...

Moussa m'explique qu'il ne peut plus retourner au pays, même si la famille lui manque. Cruellement. Il me dévoile progressivement son histoire... Il a eu un accident en moto. Son voisin était à l'arrière. Il a été gravement blessé et il est mort. Depuis sa famille le recherche pour le tuer.
 

"La France va nous protéger"

Il m'explique qu'il n'a pas pu leur expliquer les circonstances. Rien. Ils ont décidé de le tuer pour venger leur frère. Moussa a peur pour lui, pour sa fille qui a quelques mois. Là c'est un père qui parle, plus âgé soudain.
 

On veut rester ici. Ils me recherchent toujours. Je crains pour ma fille aussi et puis même dans ma famille, il y a l'excision. Et je veux pas ça.


"On est là pour que la France va nous protéger" me dit-il dans un français maladroit avec un regard clair. Confiant. Heureux presque de prononcer ces mots.   
 

Taïsia vient de Géorgie

On finit par entrer dans une pièce blanche, claire dans laquelle il y a chaises et comptoirs. Derrière, trois personnes de l'association reçoivent les arrivants. On s'assied en attendant que notre chiffre soit appelé. Un agent de sécurité a remplacé dans nos mains, le papier chiffonné par un ticket.

A côté de moi, une jeune femme pâle aux cheveux longs, chatains. Je l'ai repérée car elle est très sollicitée. Elle semble traduire des propos pour un groupe plus âgé dans une langue slave.

On commence à parler. En anglais. Elle m'a proposé le russe ou l'allemand. La complicité s'installe très vite quand elle situe mon niveau en allemand, sans parler du russe... Taïsia vient de Géorgie.
 

Parties sans passeport

Elle est arrivée avec sa mère le 12 mai. Elle a 26 ans. Elle m'explique que sa mère est atteinte d'une leucémie. Elles n'ont pas de passeport. Elles demandent l'asile politique. Elle sait déjà que ça va être compliqué car la Géorgie n'est pas considérée comme une dictature par la France.

Pourtant, elle a de bonnes raisons de fuir m'assure-t-elle. En Géorgie, elle travaillait dans la première banque du pays. Elle avait un bon salaire. Et puis...

Elle rougit légèrement. Les larmes perlent. Je n'en saurai pas plus.
On reprend la conversation après quelques minutes de silence. Taïsia m'explique qu'en Géorgie, on peut être menacé pour rien. Si on n'a pas de la famille bien placée, on n'est pas protégé. On peut mourir.
 

"J'aime tout de mon pays"

Je lui demande où est son père. Elle me répond qu'elle n'a plus de père. Qu'elle est toute seule avec sa mère. Elles ont une place dans un foyer jusqu'au 24 septembre. Après ? Elle ne sait pas.

La seule chose qu'elle sait, c'est qu'elles ne pourront pas retourner là-bas.
"Je n'aime pas être ici. Je ne parle pas le français. Si j'avais su que je viendrais ici, je l'aurais appris. Là il y a plein de choses que je comprends pas, c'est compliqué. Et j'aime mon pays. J'aime tout de mon pays, chaque..." Elle montre le sol du bout de sa chaussure.
 

Procédure Dublin

"Mais ce n'est pas possible pour moi. S'ils disent non, je ne sais pas ce qu'on va faire".
"Si le monde était différent..."
 murmure-t-elle avec un tel désarroi qu'il m'est difficile de la laisser là. Seule. 

Je demande à une salariée de l'association si je peux assister à un rendez-vous. Un jeune homme d'une vingtaine d'années et un homme plus âgé aux traits marqués, sont déjà dans le bureau. Des traits qui ont vu bien plus que la lumière n'a jamais éclairé.

Ibrahim, le plus jeune est français. Il est venu sur son jour de repos pour traduire. Il a rencontré celui qu'on nommera V. à Matabiau, à la gare. Il errait là comme un naufragé.

V. est Tchétchène. Il a une cinquantaine d'années, maigre, le visage émacié, les yeux sombres et graves. Père de 5 enfants. Il est arrivé le 31 août. Charlotte le rassure : puisqu'il est arrivé directement en France, il ne dépend pas de la "procédure Dublin". S'il était passé par l'Allemagne, par exemple, il y aurait discussion entre la France et l'Allemagne pour son renvoi en Allemagne. La loi veut qu'on dépose sa demande d'asile dans le premier pays où on met le pied.
 

"Personne ne doit savoir qu'il est là"

Charlotte, la conseillère, explique à Ibrahim qui traduit. Viennent les questions sur le quotidien. Où dort-il ? Le corps de V. se rétracte. Le regard sur les chaussures, il concède comme un aveu : "à la rue le plus souvent". Il a une soeur mais son logement est tout petit pour sa famille. Il ne veut pas être un poids.

V. essaie de comprendre ce qui se dit. Je profite d'un moment où Charlotte sort chercher un document pour demander pourquoi il a fui. C'est comme un couperet. La mort a surgi dans la pièce. Une lame blanche qui l'aurait saisi à la gorge. V. est blême.

Ibrahim lui prend le bras. Je comprends qu'il le rassure. Il prend le temps avant de se tourner vers moi.

Il me dit qu'il ne peut pas parler. Il ne faut pas qu'on sache qu'il est là, sa famille risque la torture. Pire peut-être.

Ibrahim insiste, les yeux dans les miens : "Personne ne doit savoir qu'il est là ni qui il est".
 

La peur de la mafia tchétchène

Ibrahim m'explique alors que ses propres parents ont fui pendant la guerre en Tchétchènie. Ils sont arrivés en 2004. Lui ne se souvient pas. Il est Français. Sa famille a été naturalisée. Mais il connaît beaucoup de Tchétchènes ici, à Toulouse.

ll me dit qu'il y a comme une mafia qui rapporte tout et que même ici, V. ne peut pas être en sécurité. 

Durant le reste de l'entretien, V. revient toujours à ça. Les menaces. Ses gestes suffisent. La peur se lit sur son visage. Ibrahim me raconte qu'en Allemagne, un Tchétchène a été tué récemment. Il avait critiqué les russes. Il se croyait libre de parler. 

Charlotte reprend les choses, le rassure avec douceur. Elle s'adresse à lui, aux deux, mais surtout à lui.
 

"Personne ne saura"

Elle envoie un formulaire via le net. C'est rare, presque inespéré, V. a rendez-vous le lendemain à la préfecture. Elle explique : "vous devrez raconter votre histoire. Il y aura un traducteur. Mais ça ne sortira pas de la pièce. Personne ne saura".

V. reprend son explication : les risques. Pas besoin de traduction, Charlotte comprend. Il a besoin d'être sûr, certain.
 

Désillusion

Le rendez-vous s'achève. Elle lui tend la main, lui dit à demain. Il doit venir faire le dossier pour la demande d'asile après son rendez-vous à la préfecture. Dans le regard de V., le calme est revenu. On est passé des frissons de la terreur à une lueur. Infime. Il remercie la jeune femme. Charlotte lui sourit. Tout tient dans son regard, respectueux et solidaire. Elle remercie Ibrahim d'être venu.

Une fois qu'ils sont partis, Charlotte répond à mes questions  :

c'est dur. Le droit d'asile est en train d'être complètement enterré. Depuis la loi "asile" et tous les arrêtés, la plupart des demandeurs se retrouvent à la rue. C'est une politique qui vise à mettre les gens à terre.

 

"Il y a une énorme hypocrisie"

"Le plus dur, c'est pour ceux qui sont complétement seuls et qui dorment dans la rue depuis des nuits. Quand on leur dit qu'on n'a pas de solution, qu'ils craquent... On se sent tellement impuissant !" continue Charlotte.

"C'est ça le plus dur, faire face à leur colère, leur souffrance, leur désillusion... L'Etat ne prend pas ses responsabilités par rapport aux personnes précaires et particulièrement par rapport aux demandeurs d'asile. Mon sentiment c'est qu'il y a une énorme hypocrisie."

"On ne ferme pas les frontières. Mais on donne de moins en moins d'argent. Tout repose sur les associations. On précarise les gens et on les déboute pour qu'ils rentrent dans leur pays et ne reviennent plus. Qu'ils disent là-bas, la France, c'est la misère".
 

Un abîme dans son regard

Je sors de là. Une silhouette noire attend, debout. Une longue robe sombre qui contraste avec un sac jaune soleil. Nadine parle français. Elle chuchote plus qu'elle ne parle. Elle a 26 ans. Elle vient du Tchad. Elle est avec sa soeur. Au fil de la discussion, j'arrive à savoir qu'elle a fui la maison, ses parents.

Avec son foulard qui tombe sur la moitié de son visage, un port de tête élancé qu'on aurait brisé, on dirait une veuve de 15 ans. Je demande pourquoi. Un abîme s'ouvre dans son regard. Elle me dit dans un souffle "mariage forcé".

Je ne parlerai pas d'Imad ni de Salah. Besoin d'air, besoin de respirer. Mais chaque visage me reste. Chaque visage est une histoire. Chaque regard conte l'humanité à lui seul.




   
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