Après le déclenchement de l'article 49.3 de la Constitution, jeudi 16 mars, une nouvelle séquence politique et sociale s'ouvre. De nombreuses inconnues, et peu de certitudes. France 3 Occitanie s'est entretenu avec le politologue Jean-Yves Dormagen pour tenter d'y voir plus clair.
Au lendemain de l'engagement de la responsabilité du gouvernement sur la réforme des retraites, qui permet une adoption du texte sans vote à l'Assemblée nationale, les questions de l'après se posent déjà. Cette décision, portée par la Première ministre Elisabeth Borne, expose son gouvernement aux motions de censure. Deux ont été déposées vendredi 17 mars par le Rassemblement national et le groupe Liot, cosignée par des élus de la Nupes.
Jean-Yves Dormagen est professeur de sciences politiques à l'université de Montpellier. Il est également président du laboratoire d'étude de l'opinion Cluster17. Il explique à France 3 Occitanie les répercussions du déclenchement de l'article 49.3 de la Constitution, et les suites possibles du mouvement de contestation.
France 3 Occitanie : Quelles sont les conséquences pour le gouvernement de l'usage du 49.3 ?
Jean-Yves Dormagen : le gouvernement est en grande difficulté politique. Il y a un énorme problème de légitimité concernant cette réforme, qui avait déjà un problème lié au rejet massif dont elle fait l'objet dans les sondages depuis le début. Sur ce sujet, l'opinion a très peu évolué : il y a environ 70% des Français qui sont contre la réforme, y compris une partie de l'électorat d'Emmanuel Macron.
"Il y a un problème de légitimité populaire de la réforme."
Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiquesà France 3 Occitanie
Il y a déjà ce déficit de légitimité populaire, cette contestation via des manifestations de très grande ampleur. Ça faisait très longtemps qu'il n'y avait pas eu des manifestations aussi grandes, si importantes, répétées. Donc il y a un problème déjà de légitimité populaire de la réforme.
Il n'y a ensuite même pas de légitimité institutionnelle, puisque le gouvernement n'a pas été en situation de faire voter le texte. Il n'a donc pas été capable de constituer une majorité parlementaire.
Quelles sont les conséquences pour les oppositions ?
J.-Y. D. : Du point de vue de la population d'abord, ça a encore renforcé le rejet de la réforme. Et puis étrangement, ça a aussi fait chuter la proportion de Français qui sont convaincus que le gouvernement ira jusqu'au bout. Ça peut paraître un peu paradoxal, puisque le texte a déjà été adopté en 49.3. Mais ce vendredi 17 mars, vous avez plus de sondés qu'hier qui pensent que le gouvernement ne parviendra pas à aller jusqu'au bout.
"Le gouvernement fait l'objet d'un rejet maximal, comme on en voit assez rarement."
Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiquesà France 3 Occitanie
Il y a aussi une large majorité de sondés aussi qui souhaitent que les motions de censure soient adoptées. Le gouvernement fait l'objet d'un rejet maximal, comme on en voit assez rarement.
Dans le même temps, le déclenchement de l'article 49.3 a plutôt conforté la détermination de l'opposition à cette réforme.
Est-ce qu'un gagnant ressort de cette séquence parlementaire ?
J.-Y. D. : La séquence renforce les oppositions, et surtout le Rassemblement national. C'est cette force politique qui semble bénéficier le plus du contexte, et engranger le plus de soutien et de ralliements.
La gauche, la Nupes, est assez stable, tandis que le camp présidentiel et les Républicains sont en difficulté, et plutôt en baisse.
D'une certaine manière, ces derniers ont probablement eu intérêt à ce que le vote n'ait pas lieu. Ça leur a évité d'exposer leurs divisions, et de devoir voter une réforme pas très populaire, y compris dans leur propre électorat.
Quelles incidences peut-on imaginer pour le mouvement de contestation ?
J.-Y. D. : La bataille continue dans les institutions, avec les motions de censure déposées. Le plus probable, c'est qu'elles ne soient pas adoptées, parce que les Républicains n'ont pas l'air décidés à les voter. Il y a peu de chances, même s'il y a toujours un petit risque.
"Est-ce qu'il va y avoir une gilet-jaunisation ? C'est difficile à dire et imprévisible, mais pas impossible."
Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiquesà France 3 Occitanie
La grande incertitude aujourd'hui, c'est la rue. Est-ce qu'il va y avoir un gilet-jaunisation ? Avec des multiples foyers sporadiques, avec une dimension un peu anarchique de contestations très localisées, des occupations, voire des débordements et de la violence ? C'est difficile à dire et imprévisible, mais pas impossible.
Il y a une très grande incertitude sur le niveau de mobilisation lors de la prochaine journée d'action le jeudi 23 mars. Est-ce qu'il va y avoir un effet d'essoufflement ou est-ce qu'au contraire ça va produire un rebond dans la mobilisation sociale ? Personne ne peut le savoir pour l'heure. À très court terme, le risque, pour le gouvernement ce sont des formes de radicalisation.
Est-ce qu'il y a des risques que ça dégénère ?
J.-Y. D. : Oui, c'est ce qui a commencé jeudi soir dans certaines villes, et aujourd'hui il y a des actions coup de poing, minoritaires qui ont l'air assez déterminées. Ça peut aussi devenir une forme d'action. Ça a clairement produit un effet de radicalisation sur une partie du mouvement social.
À nouveau, il y a sensiblement plus de sondés qui pensent que le gouvernement n'arrivera pas à faire passer la réforme : ça peut être un indicateur de leur mobilisation.
La réforme, aux yeux de ses opposants, est marquée au sceau de l'illégitimité, donc ça peut produire des effets de radicalisation.
Est-ce qu'il y a des risques d'une fracture durable dans la société française ?
J.-Y. D. : Cette séquence disqualifie un peu plus le vote. Si même une des réformes les plus importantes, si ce n'est la réforme la plus importante du quinquennat, peut passer sans vote du Parlement, les électeurs peuvent se demander à quoi ça sert de continuer à élire des députés. Il y a donc un petit risque démocratique supplémentaire, de distance entre les citoyens et les institutions. Ça peut faire encore progresser les points de vue antisystème, et le rejet de la politique.
"Le pays est très divisé, comme jamais."
Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiquesà France 3 Occitanie
Ce qui se durcit aujourd'hui, c'est la tripartition de l'espace politique. Il y a désormais trois camps - le RN, Renaissance, et la Nupes - de taille et de force assez comparables, et très opposés. Le pays est très divisé, comme jamais. C'est une situation assez inédite. Pendant presque toute la Ve République, il y avait une majorité, même relative. Un bloc de gauche qui arrivait à être majoritaire, auquel succédait un bloc de droite, dans des logiques d'alternance.
La situation du Parlement actuellement reflète en partie la situation du pays. Dans le pays lui-même, il n'y a pas de majorité. Sous la Ve République, y a jamais eu un tel niveau de fragmentation, de polarisation, c'est potentiellement un contexte de crise politique forte.