Tous les patients ne sont pas égaux en arrivant aux urgences des hôpitaux. Cette vérité empirique, reconnue par beaucoup de soignants, vient d'être confirmée par une étude menée par le professeur Xavier Bobbia, urgentiste au CHU de Montpellier. Une première en Europe. Conclusion, mieux vaut être un homme qu'une femme et blanc plutôt que noir.
Aux urgences, les patients ne bénéficient pas tous de la même prise en charge médicale. Cela se joue au triage, à l'évaluation de la gravité des symptômes qui conduira à une prise en charge plus ou moins rapide et lourde. C'est le postulat de base qui a conduit à la réalisation d'une enquête scientifique, menée par un médecin de Montpellier.
Une enquête pour évaluer visuellement la douleur
Cette étude a été faite entre le 14 juillet et le 15 août 2023 auprès de 1 563 médecins et infirmiers urgentistes en France, en Suisse, en Belgique et à Monaco sous forme de questionnaire. Il s'agissait de trier des patients à leur arrivée aux urgences, en fonction de la gravité de leurs symptômes (une douleur thoracique), sur une échelle de 1 à 5.
Pour cela, les "répondants" devaient interpréter et évaluer un visuel de gravité. Ces soignants participants ne connaissaient pas l'objectif de l'étude.
L'enquête portait sur huit profils types de malades quinquagénaires générés par une intelligence artificielle. Quatre hommes et quatre femmes, en plan moyen, la main sur la poitrine, habillés des mêmes couleurs mais issus d'ethnies différentes : Asiatiques, blancs, Maghrébins et noires.
Verdict : à symptômes identiques, les hommes sont pris plus au sérieux que les femmes et les Blancs plus que les personnes de couleur, en moyenne. Et le diagnostic de gravité est souvent prépondérant dans la rapidité de la prise en charge du malade. *(Voir les résultats chiffrés et la conclusion en fin d'article).
Ce travail unique en Europe a fait l'objet d'une parution dans la revue "European journal of emergency medecine" et d'une thèse de Guillaume Olivier.
Une double discrimination par sexe et par ethnie
Sur l'ensemble du panel, 55% des patients ont été jugés en urgence vitale. C'est 62% pour les hommes contre 49% seulement pour les femmes.
Si l'on considère l'ethnie d'origine du patient, les différences sont aussi flagrantes.
61% des personnes d'origine maghrébine sont triées en urgence vitale, 58% des patients blancs, 55% des Asiatiques et enfin 47% des malades noirs.
En croisant les données, 63% des hommes blancs ont été placés en urgence vitale pour seulement 42% des femmes noires.
Des résultats qui confirment l'expérience de terrain des soignants.
Nous notons cette tendance tous les jours sur le terrain mais les résultats de l'enquête sont encore plus marqués que ce que l'on pensait. Nos préjugés orientent nos diagnostics établis de manière intuitive aux urgences. C'est intéressant et inquiétant à la fois.
Pr Xavier Bobbia, urgentiste au CHU de Montpellier et enseignant à la faculté de médecine Montpellier-Nîmes
Les préjugés et clichés ont la vie dure
Le médecin parle de clichés inconscients reproduits par beaucoup d'urgentistes. Car le diagnostic intuitif effectué au triage se fonde sur les déclarations du patient et sur le visuel qu'en a le soignant.
Notre réflexion médicale est sexiste et raciste. C'est comme cela partout. Elle s'appuie sur l'expérience, le vécu, le ressenti et aussi les convictions. La preuve, les médecins femmes sont tout aussi discriminantes que les médecins hommes pour évaluer la gravité des symptômes d'une femme.
Pr Xavier Bobbia
Mais les choses pourraient changer naturellement à l'avenir, avec les mœurs, les mentalités et l'évolution de la société.
Aujourd'hui, en France, sur les bancs des facultés de médecine, en spécialité "urgentiste", il y a trois ou quatre femmes pour un seul homme.
Quelles solutions ?
Pour Xavier Bobbia, il faut informer les soignants et les étudiants en médecine de ces clichés inconscients. Il milite pour la création d'une échelle de triage standardisée via un questionnaire qui serait utilisée dans l'ensemble des services d'urgences. Enfin, l'aide ultime viendra probablement de l'IA. L'intelligence artificielle qui bien renseignée et bien utilisée rendra les diagnostics moins subjectifs donc moins discriminatoires. Le CHU de Montpellier a d'ailleurs lancé une étude en ce sens pour intégrer l'IA dans les évaluations de gravité.
(*) Résultats et conclusion.
Parmi les 1 563 répondants [âge moyen, 36 ± 10 ans ; 867 (55 %) femmes], 777 (50 %) étaient médecins urgentistes, 180 (11 %) résidents en médecine d'urgence et 606 (39 %) infirmières. Les niveaux de priorité pour toutes les réponses étaient de 1 à 5 : 180 (11 %), 686 (44 %), 539 (34 %), 131 (9 %) et 27 (2 %). Il y avait une priorité signalée plus élevée chez les hommes que chez les femmes [62 % contre 49 %, différence 13 % (intervalle de confiance à 95 % ; IC 8–18 %)].
Par rapport aux Blancs, les patients noirs simulés avaient une priorité plus faible [47 % contre 58 %, différence de −11 % (IC à 95 % de −18 % à −4 %)], mais pas pour les personnes d'Asie du Sud-Est [55 % contre , 58 %, différence −3 % (IC 95 % −10–5 %)] et d'Afrique du Nord [61 % vs 58 %, différence 3 % (IC 95 % −4–10 %)].
Dans cette étude, la visualisation de patients simulés présentant des caractéristiques différentes a modifié la décision de priorisation. Comparés aux patients blancs, les patients noirs étaient moins susceptibles de recevoir un traitement d'urgence. La même chose était vraie pour les femmes par rapport aux hommes.