Ni galantes, ni orientales, mais bel et bien fourbes. Ce roman graphique picaresque est la plus fabuleuse forgerie de la rentrée dessinée. Les Indes fourbes sont notre pépite coup de cœur. Si vous avez la chance de ne pas les avoir encore lues, n’attendez plus. Sinon relisez-les !
Comment échapper à la tendance qui se développe ces dernières années dans le monde de la BD : l’adaptation d’œuvres littéraires – classiques ou contemporaines - tout en continuant à revendiquer un imaginaire nourri par la littérature ? Une équation qui n’est pas facile à résoudre pour les scénaristes de BD d’aujourd’hui. Une solution possible : trouver une échappatoire ingénieuse ! Et collaborer avec un dessinateur qui aura à cœur de jouer avec les références iconographiques. Le résultat : Les Indes fourbes, d’Alain Ayroles et de Juanjo Guarnido publié chez Delcourt. Cet album hors norme va sans nul doute trouver sa place dans l’histoire de la bande dessinée francophone.
Alain Ayroles se plaît à construire des intrigues de BD qui revisitent avec humour des thématiques littéraires : le conte de fées pour Garulfo, le roman d’aventures dans De Cape et de crocs, la figure du vampire avec D, sa troisième série.
Le plaisir du lecteur est dès lors double : il se délecte d’abord, jusqu’à la dernière page de chacun des albums, des rebondissements multiples et inattendus ; puis il opère une nécessaire seconde lecture des planches à la recherche des multiples références culturelles sous-jacentes.
Une pratique du palimpseste que l’on retrouve avec grand bonheur dans son dernier album, Les Indes fourbes, qui s’inspire de la mode des romans picaresques dans l’Espagne du Siècle d’or.
Lorsqu’Alain Ayroles et Juanjo Guarnido décident de travailler ensemble, ils s’orientent spontanément vers la littérature espagnole.
Pourquoi ne pas faire un Don Quichotte en Amérique du Sud ?
propose Ayroles. Mais impossible :
"Don Quichotte n’a pas pu aller aux Indes. Cerventès l’a fait mourir !", observe avec malice Guarnido. Exit donc l’idée de ressusciter ce héros ; mais pas celle de croquer un picaro, véritable anti-héros qui narre ses mésaventures passées pour mettre à jour les dessous d’une société organisée afin d’empêcher toute ascension sociale.
Leur choix se portera par conséquent sur Pablos de Ségovie, autre figure majeure du picaresque espagnol, imaginé par Francisco de Quevedo dans El Buscon dans les années 1620. Un roman qui aurait dû connaître une suite aux Amériques, mais qui n’a jamais été écrite par son auteur.
Voilà qui tombe à point nommé !
C’est donc au Pérou qu’Alain Ayroles situe l’intrigue de la suite qu’il imagine, de sa forgerie, un véritable faux en écriture. Toutes les composantes du roman picaresque sont exploitées, avec un brio sans failles : la forme autobiographique du récit ; la succession endiablée de mésaventures rocambolesques ; le ton humoristique agrémenté de pincées satiriques ; l’amoralité du héros, qui n’hésite pas à voler, tromper, escroquer, mendier voire tuer pour survivre ; la pratique du récit à tiroirs qui multiplie des prises de parole à la première personne.
Présentation de l’époustouflant album Les Indes fourbes, en compagnie de @guydelcourt , Alain Ayroles et Juanjo Guarnido (@jjguarnido) à la Maison de l’Amérique latine. Bientôt chroniqué sur @zoolemag et @CasesdHistoire pic.twitter.com/RchBbWXIIt
— Thierry Lemaire (@Thierry_Lemaire) August 29, 2019
Mais, comme à son habitude, le scénariste ne se contente pas d’imiter une forme littéraire codifiée. Il va intégrer l’esprit de machination dont fait preuve son héros dans la structure narrative même de l’album. Un exercice de haute voltige qui frise au vertige, de l’aveu même d’Alain Ayroles :
Je me suis amusé à créer une sorte d’enchâssement des histoires.
Il ajoute : "Chacune ayant un narrateur situé de plus en plus haut dans l’échelle sociale. Cela a été passionnant, mais très complexe à construire."
Une machination dans laquelle les personnages qui vont croiser la route de Pablos vont tomber sans méfiance. Une machination qui va prendre aussi au piège le lecteur. Et sans doute bien plus qu’il ne le croit : certes il faut attendre l’épilogue pour comprendre à quel personnage représenté dans les premières planches du prologue se réfère la phrase du premier récitatif ("Seigneur, je suis de Ségovie."). Mais est-on certain de ne pas tomber à nouveau dans le piège des apparences ?
Tout n'est que faux-semblant
Comme le revendique le scénariste Alain Ayroles :
C’est un récit fait de faux semblants, de fausses pistes, qui ne va pas là où on le croit.
C'est don une véritable œuvre ouverte et à découvrir sans tarder aussi pour l’imaginaire graphique de Juanjo Guarnido, le renommé dessinateur de la série à succès Blacksad. Son travail s’avère ici essentiel au fonctionnement de la tromperie narrative.
En premier lieu, parce qu’il fallait donner un visage expressif et changeant à ce buscon, à ce professionnel de la malhonnêteté - une étape qui a nécessité de longues recherches :
Donner un visage à Pablos a été très délicat.
Juanjo Guarnido reconnaît : "Je peux dire sans hésiter que jamais un personnage de bande dessinée ne m’a demandé autant de recherches. Il était très difficile de trouver le visage d’un personnage devant être à la fois fourbe et sympathique."
Regarder la leçon de dessin de Juanjo Guarnido le dessinateur des Indes fourbes, pour France Inter.
En second lieu parce que les nombreux flashbacks visuels seront au final soumis à réinterprétation par le narrateur lui-même. Le comique cartoonesque des silhouettes et des scènes s’efface alors pour laisser place à un registre bien plus terrible.
Le dessinateur poursuit : "Il fallait réutiliser des cases parfois telles quelles et parfois avec un angle de vue différent. Cela a été d’une grande complexité pour arriver à faire quelque chose de cohérent, qui tienne la route jusqu’au bout."
Alors, partez vite à la découverte de cet album, fruit de six ans de collaboration intense : vous en reviendrez émerveillé et ébahi !