Ils sont en grève depuis un mois. Les soignants de l’hôpital Beaujon de Clichy-la-Garenne dénoncent des conditions de travail très dégradées et réclament des moyens humains et matériels pour continuer d’assurer leurs missions. Une infirmière témoigne de son épuisement physique et moral.
C’est parce qu’elle se sentait à bout que Lara s’est décidée à écrire à sa direction il y a quelques semaines. Un appel au secours après un week-end où tout a déraillé.
Dans son courrier, l’infirmière relate les conditions catastrophiques dans lesquelles elle a dû travailler 26 heures durant. « C’était un week-end exceptionnel, mais au fond très banal », nous explique cette soignante en poste depuis six ans à l’hôpital Beaujon de Clichy-la- Garenne.
Ce week-end-là, plusieurs infirmiers et aides-soignants manquent à l’appel et ne sont pas remplacés. D’autres arrivent sans connaître le service dans lequel ils ont été affectés. Pour pallier les absences, Lara doit courir d’un patient à l’autre, sans le matériel adéquat. Pas le temps de faire de pause, la soignante effectue « plus de 10h30 d’affilée avant d’avoir deux minutes pour enfin aller aux toilettes ». Dans ces conditions, impossible d’avoir l’œil partout malgré la vigilance nécessaire que demandent certaines personnes hospitalisées.
En début d’après-midi, le personnel découvre que deux patients atteints de troubles cognitifs ne sont plus dans leurs chambres. Ils ont fugué. L’un d’entre eux sera retrouvé au pied de l’hôpital. Le second sera rattrapé dans la soirée alors qu’il erre porte de la Villette. L’infirmière a alors le sentiment d’avoir frôlé la catastrophe et se décide à déposer une alerte « danger grave et imminent ».
Elle quittera son service le dimanche soir « exténuée » selon ses mots. « L’administrateur de garde me dira ce soir-là qu’il apprécie mon calme face à cette situation inacceptable. Ce qu’il ne sait pas, c’est que je n’ai plus la force de m’énerver ou de m’emporter. Je suis tout simplement lasse et épuisée. »
Le courrier d’une infirmière au bord de l’épuisement
Car ce n’est pas la première fois que Lara doit gérer une situation tendue à l’hôpital. C’est même devenu le quotidien selon cette soignante au bord de l’épuisement.
« Imaginez le réveil sonne, vous vous levez tel un robot avec la boule au ventre. Une nouvelle journée commence, vous enfilez votre tenue, le sourire de façade qui va avec et on est parti pour au moins 12 heures. À peine arrivé, tout s’enchaîne.
Courir après le temps. Courir, courir
Lara, infirmière
Aujourd’hui, vous allez être encore interrompu des centaines de fois tout au long de la journée pendant que vous effectuez différentes tâches. Vous allez être sollicité de toute part. Vous allez courir après les médecins, courir après le temps, courir, courir. Vous allez devoir déceler et signaler des erreurs de prescription, rattraper les soins qui n’ont pas pu être faits, encadrer des étudiants, répondre au téléphone, aux demandes des patients, aux demandes des familles. Ramasser à la petite cuillère un collègue en larmes. Courir, courir », détaille Lara dans sa lettre à la direction avant de continuer d’énumérer toutes les missions à accomplir chaque journée. Dans une liste interminable.
Ramasser à la petite cuillère un collègue en larmes. Courir, courir
Lara, infirmière
« Prendre le temps avec les patients, leur expliquer les soins, les rassurer, les comprendre, créer une relation de confiance, effectuer les soins, les installer. Courir, courir. Respecter les protocoles, respecter les règles d’hygiène. Courir, courir pour ne laisser aucun soin aux collègues de ce soir, car encore une fois, vous n’aurez pas de relève, et il restera deux infirmières pour trois antennes.
Courir, courir. Faire des transmissions. Et partir. Se déshabiller, remettre ses vêtements de ville. Retirer ce sourire de façade. S’asseoir dans sa voiture. Sentir toute la fatigue qui vous tombe dessus.
Courir, courir. Faire des transmissions. Et partir
Lara, infirmière
Se sentir étourdie par le poids de la culpabilité, de ne pas avoir pu travailler comme vous l’auriez souhaité, alors que vous vous êtes donné à 200 %. Sentir les larmes qui montent. (…) Avoir peur d’avoir un accident de la route lié à votre fatigue. Rentrer chez soi, sans trop savoir comment. Ne plus avoir de force. Ne plus avoir envie de rien. Et être épuisée. Épuisée physiquement. Épuisée mentalement (…) Pourtant, vous allez mettre votre réveil, car demain, dans quelques heures à peine, vous y retournerez et ce sera exactement la même chose. »
« Des bras et des lits »
Ces dysfonctionnements, ce mal-être décrit par Lara, toucheraient tous les services et de très nombreux soignants, selon les trois organisations syndicales qui ont lancé une grève générale il y a un mois. Hier, elles ont déposé les cahiers de revendications des 28 services sur le bureau du directeur de l’établissement.
« Le mot d’ordre, c’est des bras et des lits », résume Paul Benard à la tête de la CGT. Un slogan inscrit sur une large banderole déployée dans le hall de l’hôpital Beaujon. C’est là que les syndicats FO, CGT et Sud ont organisé leur piquet de grève depuis le 14 octobre pour dénoncer une prise en charge des patients « dégradée », demander l’arrêt des mobilités forcées des soignants entre les services, et plus de matériel pour pouvoir travailler correctement.
Un mouvement suivi par Arnaud Pigache, infirmier depuis 10 ans à l’hôpital Beaujon. « A l’heure actuelle, on nous prend pour des pions, on bouche les trous. Cela engendre du stress pour les personnels sur place et pour les patients. Les plannings qui changent à la dernière minute, la pression sur les heures supplémentaires, tout cela a des conséquences sur notre vie personnelle », déplore-t-il.
De son côté, la direction de l’AP-HP indique que ce mouvement n’a pas d’incidence sur la continuité des soins et qu’il ne concerne que 30 à 40 grévistes en moyenne par jour, soit 5 % des effectifs.
La direction rappelle également que des propositions ont déjà été avancées comme le renfort d’aides-soignants dans les services de neurochirurgie et de chirurgie maxillo-faciale ou l’engagement de communiquer des plannings prévisionnels sur une année « et ce en dépit des difficultés de recrutement de certains services qui rendent l’exercice particulièrement difficile ».
Si elle reconnaît « quatre années de tensions en ressources humaines », elle signale que 55 nouveaux infirmiers ont été recrutés depuis juillet dernier. Ce qui n’a toutefois pas permis de combler tous les postes vacants. Selon le décompte de l’AP-HP, « 57 lits restent toujours fermés à Beaujon, soit 12 % du capacitaire total de l’hôpital. 17 % des postes infirmiers sont vacants. »
Pour attirer des nouvelles recrues, les syndicats demandent notamment l’augmentation des salaires, le nerf de la guerre, par la revalorisation du point d’indice. Des revendications qui seront sur la table de nouvelles négociations prévues mercredi prochain, et ce, alors que d’autres établissements comme l’hôpital Georges Clémenceau, l’hôpital Emile Roux ou encore Tenon, confrontés aux mêmes difficultés, menacent de rejoindre le mouvement.