A l’heure de l’inauguration de la Maison Zola - Musée Dreyfus à Médan (78), il est urgent de découvrir ce livre-objet au format inhabituel, une BD documentaire sur l’affaire Dreyfus. Sa forme innove avec l’emploi de tous les codes des vidéos YouTube, des posts Twitter et des débats des chaines info.
Un livre-objet insolite
L’ouvrage a de quoi étonner. Un coffret rouge, comme une grande boîte d’archivage. Un titre qui reprend la formule « J’accuse…! », emblématique de la lettre qu’Emile Zola adressa publiquement par voie de presse au président de la République Félix Faure, pour prendre la défense d’Alfred Dreyfus - mais précédé d’un symbole d’aujourd’hui : #, le hashtag des réseaux sociaux. Un livre en format à l’italienne, typique des fumetti, ces bandes dessinées italiennes des années 1950-1960 ; mais ici les pages imitent plutôt les moteurs de recherche internet. Un volume qui se présente comme un écran associé à un clavier, plus proche cependant des anciennes machines à écrire que de nos actuels claviers d’ordinateurs. Un auteur dont le nom s’efface derrière une main à l’index accusateur - index qui rapidement se métamorphose en guide, en accompagnateur indispensable pour comprendre les méandres de ce que l’on a coutume d’appeler l’affaire Dreyfus.
Un ouvrage original donc, qui revendique l’anachronisme et le mélange des genres afin de permettre au lecteur du XXIème siècle d’appréhender cet épisode judiciaire, politique et médiatique crucial de la Troisième République. Un moment du passé que l’auteur Jean Dytar considère comme bien utile de garder en mémoire si l’on veut comprendre comment les idéologies volontairement clivantes s’enclenchent et se nourrissent, au mépris de toute évidence factuelle, et combien leur propagation peut s’avérer dangereuse pour l’existence même de la démocratie. #J'accuse...! de Jean Dytar est publié aux éditions Delcourt. C'est l'album à lire avant de se rendre à la Maison Zola-Musée Dreyfus qui vient d’ouvrir ses portes à Médan (78).
Comme une sensation d’étrange familiarité
Le point de départ de cet album dessiné réside dans une observation du fonctionnement des médias d’aujourd’hui, à l’heure du 2.0 :
« Depuis plusieurs années, je suis particulièrement frappé par la façon dont le débat public se polarise très vite sur toutes sortes de sujets. Et c’est en voulant orienter le regard plus précisément dans cette direction que j’ai eu l’idée de m’intéresser aux ressorts de l’affaire Dreyfus. »
Jean Dytar se transforme alors en petit rat de bibliothèque. Ou presque. Il ne s’enferme pas à la Bibliothèque Nationale de France mais exploite les trésors d’archivage que cette dernière met à disposition du public sur le site internet Gallica.
Jean Dytar parcourt ainsi, derrière son écran d’ordinateur, les milliers d’articles de presse écrits à partir d’octobre 1894, date de l’arrestation d’Alfred Dreyfus à Paris, que la B.N.F a numérisés.
Ce qui ressort de cette enquête, proche du travail que mène un historien, c’est un sentiment de déjà vu :
« A titre personnel, j’ai été stupéfait par la modernité de bien des aspects de cette histoire, tant dans la toile de fond idéologique (nationalisme et ressentiment, stigmatisation paranoïaque d’ennemis de l’intérieur, luttes pour et contre la tentation d’un pouvoir autoritaire, etc.) que sur le plan des processus médiatiques (fake news, complotismes, éditorialistes faiseurs d’opinion, info en continu, effets de buzz, pétitions, financements participatifs …) »
L’album # J’Accuse … ! est donc le fruit d’un enjeu fort pour Jean Dytar : celui de partager avec ses lecteurs son désir personnel de « s’interroger sur les représentations médiatiques, leurs mécanismes de fabrication et de diffusion, leurs biais et leurs effets sur le réel. »
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— Éditions Delcourt (@DelcourtBD) September 1, 2021
En cliquant sur le lien vous pourrez découvrir notre interview de Jean Dytar pour son tout nouveau titre : #J'ACCUSE...!
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Un ouvrage dessiné qui transcende la bande dessinée
La démarche peut surprendre. Elle n’a toutefois rien d’une nouveauté pour Jean Dytar. Son art se nourrit en effet de questionnements qui le conduisent à explorer de nombreuses sources historiques pour proposer une réponse dessinée à ses lecteurs.
Ainsi son précédent album, Florida, répond-il à la question quasiment philosophique : « A quelle distance se tenir des choses, des autres, du monde ? ». Jean Dytar en détaille toutes les étapes créatrices sur son propre site internet.
Jean Dytar s’attache donc à faire du romanesque avec l’Histoire ; un entrelacement dans lequel la fiction ne vise toutefois nullement à déformer la vérité des faits historiques. Dans Florida, il a construit la figure d’Eléonore, l’épouse du cartographe Jacques Le Moine de Morgues, pour raconter l’histoire de ce dernier, mais en s’appuyant sur une documentation historique importante.
Dans # J’Accuse … !, nul besoin de créer un personnage fictif pour évoquer les circonstances qui ont modifié le cours de la vie du capitaine Dreyfus : le témoignage écrit que son frère Mathieu a laissé suffit pour donner corps à son image dessinée. Le fil conducteur de l’album # J’Accuse … ! est en effet constitué des souvenirs que Mathieu Dreyfus a rassemblés sous le titre L’Affaire telle que je l’ai vécue (Grasset), et qui selon ses volontés a été publié de manière posthume.
Ce témoignage écrit devient la matière même des paroles que le personnage prononce dans l’interview fictive qui est imaginée par Jean Dytar pour scander la narration des faits. Une narration qui s’appuie ensuite essentiellement sur les articles de presse parus entre 1894 et 1899. Là encore, rien n’est inventé. Jean Dytar compile puis sélectionne près de 300 extraits d’articles prélevés dans près de 50 titres de journaux différents.
La conception de cet album dessiné est d’emblée pensée comme un défi, celui de construire le récit des faits uniquement à partir de citations. Une contrainte stimulante, vécue comme « une expérience d’écriture à la façon de l’Oulipo », confie Jean Dytar sur son site.
Reste alors à inventer la forme qui donnera corps à tout cet aspect textuel originel disparate. Pour « mettre en perspective le passé depuis le présent » et « mettre en miroir le présent depuis le passé », Jean Dytar élabore donc une mise en page qui reprend les codes graphiques de nos réseaux sociaux, et de nos pages internet. Nos lieux de circulation de l’information - et de sa déformation potentielle.
Chronique d’un scandale annoncé
Le résultat obtenu est à la hauteur du défi que s’est lancé Jean Dytar. En suivant, jour après jour, les publications de la presse écrite, le lecteur de l’album # J’Accuse … ! vit au plus près la bataille d’idées engendrées à l’époque par l’accusation mensongère dont a été victime Alfred Dreyfus. Et il est plus à même d’évaluer comment l’espace médiatique, conçu au départ comme un lieu de liberté indispensable au débat démocratique, peut facilement être détourné pour construire une opinion publique et la manipuler.
Dans son album, Jean Dytar montre bien en effet que c’est le journal La Libre Parole d’Edouard Drumont qui livre le premier le nom d’Alfred Dreyfus à la connaissance publique en octobre 1894. Ce journal, créé quelques années plus tôt, permettait à son fondateur de diffuser ses prises de position antisémites, racistes et misogynes. Le capitaine Dreyfus va devenir pour le journaliste et polémiste Edouard Drumont l’élément cristalisateur idéal pour modeler l’opinion publique en cette seconde moitié des années 1890, un premier pas nécessaire pour qu’il puisse ensuite influencer les prises de décision politiques et judiciaires. Et pour qu’il puisse aussi devenir député.
L’album nous donne à voir comment les autres titres de presse écrite vont s’engouffrer dans cette ligne éditoriale lancée par Edouard Drumont. Cependant quelques uns, beaucoup moins nombreux, tentent d’adopter un point de vue plus distancié, plus réfléchi. C’est le cas de L’Aurore, dans lequel Emile Zola a publié la lettre réquisitoire qui a obligé le pouvoir politique à porter à la connaissance publique les pièces censées justifier l’inculpation de Dreyfus pour trahison.
Une prise de position courageuse mais hautement risquée, même pour cet écrivain pourtant célèbre à l’époque de l’affaire Dreyfus : Emile Zola perd le procès en diffamation que le pouvoir politique intente contre lui ; il doit s’exiler en Angleterre pour éviter d’aller en prison ; il est menacé de mort par la foule qui l’attend tous les jours devant le tribunal ; la presse anti-dreyfusarde rappelle qu’en tant que fils d’italien il ne peut se considérer comme français ; il doit faire face à une campagne de mensonges qui faisait de son père décédé un voleur.
Jean Dytar met en scène tous les rebondissements de cette affaire judiciaire devenue scandale d’Etat comme si elle se passait aujourd’hui, en exploitant donc tous nos moyens médiatiques actuels. Un procédé doublement ingénieux. Cela permet en effet de rendre l’enchaînement de ces événements passés plus compréhensibles. Cela oblige aussi, une fois l’album refermé, à s’interroger sur la diffusion actuelle des informations.
Une réflexion bien nécessaire pour s’obliger à rester mesuré dans une époque où rumeurs, fausses informations, campagnes de désinformation fleurissent et s’invitent à chaque minute sur nos téléphones portables sans que nous ayons à fournir beaucoup d’efforts pour les chercher.
Une vulgarisation de haut vol, qui requiert une lecture attentive. Un album toutefois à lire de toute urgence et à faire circuler sans hésitation. Et pourquoi pas auprès des lecteurs adolescents en première ligne face aux bouleversements politiques actuels.