Riad Sattouf aime à le rappeler : il écrit des BD pour ceux qui n'en lisent jamais. Après le succès de la série L'Arabe du Futur, il le prouve encore avec Moi, Fadi, le frère volé. Au-delà de cette nouvelle réussite annoncée, de Tristan Garnier à Youssef Daoudi, en passant par Sébastien Goethals ou Emmanuel Moynot, d'autres auteurs de bandes dessinées ou de romans graphiques n’en finissent pas de nous surprendre.
La Famille, de Suzanne Privat et Tristan Garnier (Delcourt)
La Famille était sous nos yeux et c'était pourtant un des secrets les mieux gardés de Paris. Ils sont aujourd'hui environ 3 000, répartis autour de la rue de Charonne entre les 11e, 12e et 20e arrondissements. Entre eux, ils s'appellent la Famille. Identifiables à huit patronymes exclusivement car ils se marient entre eux depuis près de 130 ans. "Et comme ils font beaucoup d'enfants, parfois plus de dix par couple, ça monte vite". Tel est le point de départ véridique de ce roman graphique qui s'appuie sur l'enquête de Suzanne Privat.
Cette journaliste habite le 20ème arrondissement. Elle a publié précédemment aux éditions Les Avrils le résultat de ses recherches sous le titre La Famille - itinéraires d'un secret. L'existence dans l'est parisien de cette communauté remonte à 1892. Ses membres sont à la fois à part et bien insérés dans la vie de leur quartier. La plupart des hommes ont un métier manuel, possèdent parfois une boutique avec pignon sur rue. Quant aux épouses, elles restent au foyer, sans attirer l'attention de leur voisinage.
La jeune héroïne du roman graphique, écrit en collaboration avec Tristan Garnier, est à une période charnière de sa vie : au bonheur de l'arrivée prochaine de son premier enfant se mêle le chagrin lié au décès de son père. Un père qui lui a organisé un jeu de piste post-mortem à travers un arbre généalogique resté jusqu'alors bien mystérieux. Et pour cause : avec "plus de 100 ans de mariages consanguins derrière eux et donc pas la moindre goutte de sang extérieur dans leurs veines", la jeune héroïne ne peut que s'inquiéter.
Grâce aux inventions visuelles de Tristan Garnier, le lecteur remonte le temps avec la jeune héroïne, depuis son canapé, vers une communauté de l'Hérault, à Pardailhan dans les années 60, une sorte de kibboutz. Son métier de professeure la conduit également à croiser le chemin d'un petit collégien, cousin lointain, qui le guidera jusqu'à la boutique de son grand-père coutelier auquel elle confiera la lame émoussée du couteau légué par son père.
Souvent atteints par des maladies génétiques dues à la consanguinité, les membres de la Famille sont millénaristes, croient à la fin du monde, et pensent qu'ils seront les élus de Dieu. Pas vraiment une secte au sens de la loi, ils sont néanmoins surveillés par la MIVILUDES, la Mission Intergouvernementale de Vigilance contre les Dérives Sectaires.
La Famille, de Suzanne Privat et Tristan Garnier, publié aux éditions Delcourt le 18 septembre 2024 (144 pages, 21,50€)
Orson - Welles, l'Artiste et son ombre de Youssef Daoudi (Delcourt)
"Action !". D'entrée de jeu, le ton est donné. Orson pose ses limites : il n'y a qu'une seule question qu'il accepte d'aborder : "Qu'est-ce qui a bien pu m'arriver ?"
Face à lui, surtout ne pas s'appesantir sur la fable du "génie gâché", ou bien lui rappeler que son premier film, réalisé à 26 ans, Citizen Kane, l'a consacré plus grand cinéaste de son temps. Car en 1977, année choisie comme date clé pour ce biopic, Orson Welles éprouve de grandes difficultés à trouver des producteurs pour le suivre dans son projet de long-métrage du moment : De l'autre côté du vent. Un titre aux allures testamentaires pour celui qui se sent encerclé par toute une nouvelle génération de réalisateurs pressés de réussir à Hollywood : Coppola, Scorsese, De Palma.
Caméra Eclair Caméflex sur l'épaule, une antiquité qui rugit comme une machine à coudre, le cinéaste y dirige son ami et alter ego John Houston : "Je ne sais même pas de quoi parle ce foutu film !" La réponse fuse : "Ça parle d'un enfoiré de metteur en scène... Ça parle de nous John. De nous."
Comme toujours à court d'argent, Wells ne terminera pas ce film. Il faudra attendre l'arrivée de Netflix et l'abnégation de son ami Peter Bogdanovitch face aux ayants droit pour découvrir enfin en 2018 ce que ce film aurait pu être.
Après Thelonious Monk en 2018 (éditions Martin de Halleux), Youssef Daoudi évite, au dessin comme au scénario, tous les pièges de la BD hagiographique. Le fil conducteur qui permet de dérouler les grandes étapes de la vie d'Orson Welles : les objets qui s'animent. Ainsi, à travers les planches en noir sur jaune, le célèbre microphone tête de mort, le Shure super 55, celui-là même qui donnait une voix de velours à Elvis, prend vie pour l'épisode fondateur de la renommée d'Orson Wells : La Guerre des Mondes, adaptation du livre de H.G. Wells à la radio, une émission qui aurait, à en croire la légende, créé la panique à travers les Etats-Unis. La mythique caméra Mitchell, elle, se métamorphose en taureau en furie pour donner à suivre le parcours de celui qui, dès sa petite enfance est perçu comme un "wunderkind", un enfant précoce : apprentissage de la lecture à deux ans, du piano à trois, mise en scène de pièces de Shakespeare à sept. Un projecteur à lentille de Fresnel place quant à lui l'homme Orson face à l'ombre gigantesque de l'ogre Welles : "Eh bien tu quoi ? J'en ai des regrets, monsieur l'Ombre. Jen ai marre d'entendre de vieilles personne dire qu'elles n'ont aucun regret ! - Arrête ! Si jamais il y avait une chute, elle aurait étéentièrement de ton propre fait§ Personne ne t'a empéché de faire d'autres Citizen Kane !"
C'est le cinéaste lui même qui compléte lors d'une interview : "Mon plus grand regret ? Être tombé amoureux du cinéma. J'aurais pu faire bien plus si cela n'avait pas été le cas ! Cela prend tellement de temps et coûte tellement d'argent et d'énergie." Avec la troupe de comédiens du Théâtre Mercury, il a enchaîné les adaptations pour le cinéma : Macbeth (1948), Othello (1951), Falstaff (1965) … en passant par un de ses meilleurs Le Procès (1962) tourné à Paris dans la gare désaffectée d'Orsay, bien avant qu'elle ne devienne un musée.
Quarante ans après sa mort, l'homme comme le cinéaste continue d'intriguer. Ce roman graphique nourri par une somme de livres et de témoignages l'éclaire sous un nouveau jour. "Si vous voulez un happy end, il faudra de toute évidence déterminer l'endroit où vous arrêtez votre histoire." déclarait Georges Orson Welles (1915-1985).
"Coupez !"
Orson - Welles, l'Artiste et son ombre de Youssef Daoudi paru aux éditions Delcourt le 25 septembre 2024 (272 pages - 28,95€)
L'escamoteur, de Philippe Collin et Sébastien Goethals (Futuropolis)
La couverture est trompeuse. Au premier coup d'œil, on imagine un nouveau récit sur un desperado du Grand Ouest Américain. En réalité, il s'agit d'un roman graphique sur un membre de l'extrême gauche dans la France des années 1980 : Jean-Marc Rouillan.
Le dessinateur Sébastien Goethals a puisé dans son histoire familiale pour trouver le point de départ de ce roman graphique écrit avec Philippe Colin, auteur de podcasts à succès sur des figures comme Léon Blum, Napoléon ou Simone de Beauvoir. "Chacun d'entre nous est dépositaire d'une histoire. On a tous une histoire à raconter." rappelle-t-il à son comparse d'écriture. En effet, les parents du dessinateur, "antimilitaristes, antinucléaires et libertaires", partis vivre en 1975 en Provence, du côté d'Avignon, ont failli être arrêtés pour complicité dans une affaire de terrorisme. Une amie proche de sa famille a été incarcérée en 1984 pour avoir accueilli chez elle deux membres d'Action Directe. Pour Sébastien Goethals, adolescent à l'époque, cela a été un choc.
Problème soulevé par Philippe Colin : "Raconter l'histoire de Jean-Marc Rouillan, figure du mouvement antifasciste Action Directe, est un piège…/… Il y en a qui vont t'accuser d'être trop complaisant avec la violence d'AD et les autres qui te diront que tu caricatures leur idéologie." Sébastien Goethals fait donc un pas de côté, à la recherche d'une autre porte d'entrée : "L'histoire ici racontée est celle d'un homme qui voulait avoir une vie plus grande que la sienne". C'est celle de Gabriel Chahine, toulousain d'origine libanaise, artiste peintre pour les uns, informateur au service des Renseignements Généraux français pour les autres. Ce beau parleur est-il seulement un artiste un peu raté ? Ses toiles ne se vendent guère. Par contre, il apparaît constamment dans l'entourage d'Action Directe sans jamais en faire pleinement partie. Le groupe cherche de l'argent pour commencer leur lutte armée. Chahine leur propose un coup jugé facile : voler une toile de Jérôme Bosch, L'escamoteur, chef-d’œuvre exposé à Saint-Germain-en-Laye (92). "Un musée accessible et surtout très peu surveillé. Un seul gardien."
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Par des allers-retours entre Toulouse et Paris, et entre les époques 70-80 (pour le récit) et de nos jours (pour les deux auteurs qui se mettent en scène), ce roman graphique nous emporte avec maestria dans l'infiltration du plus grand groupe terroriste français. On croise ainsi des figures connues comme Joëlle Auront, Georges Cipriani ou encore la compagne de Rouillon, Nathalie Ménigon, alors jeune employée de banque à la BNP d'Enghien-les-Bains (95). Durant huit ans, leurs mitraillages, leurs attentats, et jusqu'aux assassinats de Georges Besse, PDG de Renault, et de celui de l'ingénieur général de l'armement, René Audran, ont bouleversé et inquiété la France. Tous les quatre seront finalement arrêtés en 1987 dans une ferme du Loiret.
L'escamoteur, un récit de Philippe Collin et Sébastien Goethals publié aux éditions Futuropolis le 09 octobre 2024 (320 pages - 26 €)
L'armée des Ombres de JD Morvan et Emmanuel Moynot (Philéas)
"Je voulais tant dire et j'ai dit si peu". Quand Joseph Kessel entreprend l'écriture de son grand récit de la Résistance, il vient de rejoindre Londres au début de l'année 1943. La France est alors occupée en totalité par l'Armée allemande. Sa difficulté première : il décide que tout ce qu'il raconte soit "exact, et de la manière la plus scrupuleuse". C'est la France de l'ombre, des caves où on imprime des journaux, des lieux cachés où on se retrouve. C'est la chronique de ses combattants de l'ombre dont la vie est déjà grandement menacée. Il n'est donc pas question de révéler un quelconque élément qui puisse les identifier. Tout est modifié, maquillé, transfiguré les noms, titres, métiers, lieux. Le futur auteur de romans comme Le Lion ou Les Cavaliers, parvient néanmoins à déployer le style "âpre et coloré" qui le caractérise.
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Un style que réussit à conserver le scénariste Jean-David Morvan dans cette adaptation dessinée. Lui aussi fait face à une difficulté : la roman de Kessel ordonne une collection d’histoires disparates pour construire récit dont la symbolique dépasse chacun des protagonistes. La lâcheté du mouchard Paul Dounat, son exécution par le Bison, la découverte de Petit Jean et Saint-Luc, la part de risque que représente sa fille pour la résistante Mathilde : les actes accomplis par ces femmes et ces hommes soulèvent tous des problèmes de conscience. Seul l’art de romancier et du scénariste leur insuffle cette « insoutenable légèreté » qu’atteste l'attitude du chef de réseau Philippe Gerbier face à toutes les situations difficiles : le demi-sourire. Avec son style brut et des couleurs en demi-teintes, le dessinateur Emmanuel Moynot donne un nouveau souffle à cette époque et à la galerie de ces portraits de résistants. Même s'il est écrit au milieu de la Seconde Guerre Mondiale, l’Armée des Ombres n’est pas une œuvre qui ne nous parle que d'un passé révolu : la complexité psychologie des personnages, à la fois héros positifs et traîtres potentiels, continue de nous interpeller.
"Les ombres sur les décors sont très marqués. C’est à la limite de jouer sur les mots." pour Emmanuel Moynot, le dessinateur de cette Armée des Ombres. Il représente souvent les personnages dans l’ombre. "Cela durcit un peu tout et c’est un peu un artifice pour rendre la dureté de l’époque."
Un cahier historique complète cette BD, réalisé par Thomas Fontaine, qui précise les faits historiques de "La France souterraine". On découvre aussi que c’est le Général De Gaulle qui demande à Kessel d'écrire ce récit en 43, une œuvre de commande ce que l’on sait peu de nos jours. Comme pour le chant des partisans qui deviendra l'hymne de la Résistance.
Chacun de nous a probablement vu le film de Jean-Pierre Melville (1969) lui-même ancien résistant, et conserve intact le souvenir de Mathilde, interprétée par Simone Signoret. Dans la postface, Madeleine Riffaud qui fête son centenaire cette année a connu la plupart des personnages anonymisés par Kessel et tout particulièrement Mathilde : "C'était une grande dame, une vraie héroïne. On a eu de la chance, et on le sait, crois-moi. Faites tout pour préserver la paix, elle est fragile."
L'armée des Ombres de JD Morvan et Emmanuel Moynot publié aux éditions Philéas le 17 octobre 2024 (128 pages - 22,90 €)