"L'un est l'autre" est une pièce de théâtre très émouvante sur l'intime, portée par un duo de comédiens épatants. Un spectacle présenté dans le cadre du Phénix Festival, qui se définit comme une rampe de lancement avant celui d'Avignon pour les jeunes compagnies théâtrales.
L'intrigue de "L'un est l'autre" s'ancre dans une réalité partagée par plus d'un couple sur deux en Ile de France : divorcer, plutôt que de continuer de mal vivre ensemble. Elle et Lui viennent de prendre cette difficile décision à la fin d'un week-end. On dit que la nuit porte conseil ; la dispute de la veille pourrait encore une fois être oubliée au petit matin du lundi. Pour ce couple, il en ira tout autrement : l'épouse se réveille avec horreur dans le corps de son mari et lui dans le corps de sa femme.
Dans la peau de l'être haï
"La première chose qui t’étonne lorsque tu ouvres les yeux, c’est le plafond de votre chambre. Ça fait des mois que tu dors dans le salon. Tu ne comprends pas. Tu tournes la tête sur le côté, ta femme n’est pas dans le lit. Mais ses longs cheveux blonds s’étalent sous ta joue. Tu ne comprends pas du tout. Tu montes une main pour te gratter la barbe. Ta barbe a disparu. Tu ne respires plus. Tu descends ta main sous le drap. Tu cherches quelque chose entre tes jambes. Tu ne trouves rien. Tu te redresses d’un coup. Tu te tournes vers l’armoire à glace. Tu cries. Ta femme crie à ta place."
Ainsi commence la pièce "L'un est l'autre" librement adaptée du roman Mari et Femme, imaginé par un jeune écrivain brésilien Régis de Sá Moreira qui vit désormais à Paris.
Le point de départ du roman a souvent été utilisé au cinéma. Il a même donné lieu à un sous-genre cinématographique à part entière, le body swap movie. Régis de Sá Moreira parvient cependant à construire un roman de moeurs qui surprend et séduit. L'adaptation théâtrale qu'en proposent Marine Montaut, Benjamin Boyer - les deux acteurs - et Eric Verdin - le metteur en scène - va bien plus loin.
Comme l'explique la comédienne Marine Montaut dans le dossier de presse :
On a essayé de conserver du roman ce qu’on trouve vraiment génial : le ton, à la fois très drôle, poétique… Et puis aussi le tutoiement. Tout le roman est écrit à la deuxième personne du singulier.
Le principe d'écriture inventé par Régis de Sá Moreira est donc conservé dans l'adaptation pour la scène comme le précise le comédien Benjamin Boyer dans un entretien : "Notre fil rouge dans cet exercice a été de garder un principe du roman qui est l’usage exclusif de la deuxième personne du singulier. Le « tu » de l‘adresse à l’autre, le « tu » adressé à soi-même et le « tu » adressé au public. Cela participe aussi à créer un vertige très intéressant pour parler de la perte d’identité."
La pièce n'est désormais plus un monologue. Le spectateur assiste aussi à l'expérience vécue par la conjointe. Un effet de miroir qui engendre une nouvelle dynamique narrative. Marine Montaut complète : "On a présenté ces changements à l’auteur afin de s’assurer qu’il était d’accord qu’on transforme son œuvre. Aujourd’hui, il nous dit qu’il sent le lien et la filiation mais que l’objet que nous avons créé est une œuvre originale à part entière à présent."
L'un dans l'autre et inversement
Lui est un romancier en quête désespérée de notoriété. Elle travaille dans une maison d'édition. Au grand dam de son conjoint, Elle est chargée de suivre un auteur de best-sellers. Un rival qu'il va devoir rencontrer bien malgré lui ce lundi-là enfermé dans le corps de son épouse. Difficile de garder son calme, mais impossible de se montrer discourtois sans faire perdre son poste à son épouse …
Même situation inextricable pour Elle. Dans le corps de son compagnon, Elle se retrouve à assumer les tâches domestiques qu'il assume habituellement entre deux pages d'écriture. La corvée de lessive au Lavomatique sera ainsi l'occasion d'une désagréable surprise : une voisine convoite son conjoint !
Mets-toi un peu à ma place !
L'expression est galvaudée. L'un et l'autre vont découvrir l’occasion rare de l'explorer dans toutes ses déclinaisons. Tout va changer. Absolument tout. Le glissement de genre permet d'explorer les dessous de la vie à deux.
A l'instar du roman, la pièce ne se complait pas dans les quiproquos qui font les bonnes comédies, ni dans les lieux communs qui défigurent un bon spectacle pour en faire une caricature.
Un défi qu'apprécie Benjamin Boyer : "En tant que comédien, je trouve que travailler la question de l’incarnation et de l’identité, c’est grisant. Là on parle de ça: qu’est-ce que racontent nos corps? Et qui sommes-nous si notre corps ne nous appartient plus? Si quelqu’un d’autre l’habite? Ce sont des réflexions très proches du travail d’acteur. J’avais envie de travailler ça, de représenter ça. C’est quand même dommage de raconter une histoire sur un changement de corps et que ça ne s’incarne pas !"
Tout l'attrait de cette pièce réside dans la vitesse, dans l’enchaînement des scènes à vue, dans cette situation nouvelle à laquelle les deux acteurs font face avec justesse. En évitant les clichés d'arrière garde sur le genre et les pièges du féminin/masculin, L'un est l'autre s'avère être une comédie légère, fluide, moderne.
Un décor symbolique
Comme le précise le metteur en scène Eric Verdin, remarqué pour la pièce La queue du Mickey : "Se retrouver dans l’autre, ce n’est pas seulement perdre ses sensations physiques, c’est aussi risquer de perdre toute son identité, ce qui nous constitue, de se noyer dans l’autre, d’y être étouffé, dissous, littéralement enfoui. L’idée formidable de l’auteur, c’est d’imaginer que cela arrive à un couple, et que donc ce qui arrive à l’un arrive à l’autre. Ils vivent le même traumatisme, ils sont à égalité. C’est parce qu’ils partagent la même épreuve qu’ils pourront ensemble la surmonter."
Sur scène deux espaces : celui du monde extérieur et celui de l'appartement. Grâce à un joli jeu de mise en scène, la salle de bain, un enjeu souvent dans le couple et un lieu où l'on peut être seul(e), est ici à géométrie variable : du lit au bureau, de la table du petit déjeuner au siège, du w.c au Lavomatique … comme autant de reflets de la métamorphose de leurs corps et de leurs sentiments.
Ainsi avec l'usure de la vie de couple, l'appartement est devenu une cage dans laquelle la petite mécanique du bonheur s'est enrayée. Puis chaque nuit, il les transporte dans les espaces oniriques de leurs corps confondus, avec leurs secrets, leurs petites transgressions et leurs magnifiques ambiguïtés. Le masculin et le féminin se jaugent, se mêlent. L’un dans l’autre, ils se réinventent, en de tendres mutants. Une sortie de cadre qui interroge délicatement nos perceptions de l’identité au sein du couple.
Tu te sens parfois si gauche dans ce corps que tu te demandes comment les autres peuvent avaler ça mais la plupart des gens semblent considérer qu’une enveloppe corporelle est sûre à cent pour cent. Toi-même tu ne t’étais jamais demandé qui pouvait bien se cacher chaque matin derrière la barbe du vigile de l’accueil, ou à qui tu avais réellement affaire quand tu saluais ta voisine. Aujourd’hui tu ne peux pas t’en empêcher.
Au final, une pièce jubilatoire qui donne envie d’être, une fois au moins, dans le corps de l’autre, doublée d’une réflexion très juste sur le désir, la féminité et l’usure du quotidien. Vous regarderez à coup sûr votre conjoint(e) autrement à la fin de ce spectacle.
Découvert au Studio Hébertot pour le Phénix Festival, L'un est l'autre est à retrouver cet été au théâtre du Girasole à Avignon et à l'automne prochain à Paris.