C’est une pépite qui illumine le regard du public et de la critique du festival d’Avignon. Avec son nouveau spectacle « Lacrima », Caroline Guiela Nguyen nous plonge dans une maison de haute couture française et met en lumière le savoir-faire unique des dentellières d’Alençon.
Dans Lacrima, qui aura été une pièce phare de ce festival d'Avignon 2024, Caroline Guiela Nguyen lève un voile sur le secret des dentellières d'Alençon, dans l'Orne, "ces petites mains", souvent ignorées, dont le travail incroyable est aussi taché de "larmes et de sang".
Caroline Guiela Nguyen a en effet mené des recherches pour écrire et mettre en scène Lacrima. "L’idée de la présence d’un voile m’a menée vers la dentelle d’Alençon. Je suis allée sur place, à la rencontre des dentellières, détentrices d’un savoir-faire très puissant. Je me suis rendue à Mumbai, en Inde, et ce séjour a donné lieu à un coup de théâtre », explique la dramaturge.
C’est ainsi qu’est née mon écriture : en partant à la rencontre de ces hommes et ces femmes qui ont de l’or dans les mains
Caroline Guiela Nguyen
La création d’une robe de mariée, côté coulisses
L’histoire nous plonge en effet dans trois lieux différents, unis par la création d’une robe de mariée pour la princesse d’Angleterre. Bienvenus au temple du faste et de la démesure, dans un monde secret, où l’amour de la précision et du travail bien fait va exiger des sacrifices.
Nous suivons donc à Paris, Marion, première d’atelier et son équipe, chargées de créer la robe, selon les volontés d’un directeur artistique et d’une princesse, à qui on ne peut rien refuser.
En Inde, la broderie est confiée à un seul homme, Abdul Gani, qui maîtrise l’art de la perle. « C’est ce que j’ai découvert à Mumbai, Ce métier se transmet de père en fils et les brodeurs indiens sont réputés être les meilleurs du monde. C’est leur travail que l’on voit à travers les plus belles réalisations des défilés de haute couture » raconte Caroline Guiela Nguyen.
Le voile est confectionné à Alençon, selon un savoir-faire ancestral, en voie de disparition. Le public rencontre ainsi Thérèse, Sophia et Véra qui racontent à un journaliste radio de l’Orne comment elles ont appris la complexité et la finesse du point, selon un rite bien particulier.
Ce récit documentaire à trois voix s’avère passionnant. Le public découvre « ces petites mains » au doigté rare, ces métiers d’art, artisans de la beauté, qui fabriquent des pièces uniques dans le plus grand secret.
Des larmes et du sang
Avec habileté, Caroline Guiela Nguyen révèle l’envers de ces robes qui font tant scintiller les yeux. Elle met en lumière les véritables pépites, prêtes à tout pour satisfaire les stars du paraître. L’intrigue repose sur un fil à priori simple : la robe de mariée sera-t-elle prête ou non ? Mais en couture, comme au théâtre, ce sont les nœuds qui intriguent, ceux qui donnent la saveur de cette œuvre, à la fois puissante et sublime, provoquant les larmes parfois (Lacrima en latin). Les rires aussi. Sans oublier les "respire, respire", scandés du début à la fin.
Pour moi, la couture et la dentelle sont liées au secret, elles évoquent une forme de protection face à la violence du monde
Caroline Guiela Nguyen
La collaboration d'Alençon
Il y a environ un an, Johanna Mauboussin, conservatrice et directrice du Musée des Beaux-arts et de la Dentelle d'Alençon était contactée par Carolina Guiela Nguyen, en pleine écriture de son projet "Lacrima". "Elle a voulu donner à sa pièce des touches extrêmement documentées, asseoir sa pièce dans le réel avec des éléments crédibles." La metteuse en scène et directrice du Théâtre National de Strasbourg est même venue à plusieurs reprises s'immerger dans l'Atelier National du Point d'Alençon.
"L'intention de Caroline Guiela Nguyen n'était pas de calquer la réalité, c'est une fiction. Elle souhaitait parler de ces femmes qu'on a laissées dans l'ombre, ces petites mains. Le point d'Alençon est une technique hyper exigeante et l'expérience vécue par les dentellières peut être violente."
1 cm² en point d'Alençon nécessite entre 7 et 15 heures de travail
Johanna Mauboussin, directrice du Musée de la dentelle d'Alençon
La dramaturgie tourne aussi autour du silence qui règne dans l'atelier tant "pour la concentration du travail que pour garder les secrets de fabrication".
Un patrimoine vivant
Le point d'Alençon ne peut s'apprendre qu'au sein de l'Atelier National du Point d'Alençon, cette dentelle est même inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Créé en 1976 par l'État, cet atelier accueille actuellement neuf dentellières. Issues d'écoles de métiers d'art, broderies ou mode, ces femmes l'ont intégré sur concours. "Leur mission est de sauver, conserver et transmettre le savoir-faire unique de la dentelle à l'aiguille. Il faut entre 7 et 10 ans pour maîtriser totalement ce fameux point."
Quelle joie que l'on puisse parler du patrimoine dans le spectacle vivant !
Johanna Mauboussin
Quand l'on sait que le voile de mariée du 19ᵉ qui a inspiré Caroline Guiela Nguyen aurait nécessité près de 500 000 heures de travail, on comprend que la notion de temps n'est pas la même chez les dentellières.
Un spectacle de haute couture
Après trois heures de spectacle haletant, le public d'Avignon se lève pour applaudir. Les larmes coulent encore sur certains visages et parviennent à s’immiscer jusqu’aux lèvres, qui sourient. C’est l’effet Lacrima : "Impossible d’enchaîner avec un autre spectacle ce soir, tant celui-ci vous saisit", raconte une spectatrice.
"J’ai beaucoup aimé la métaphore de cet atelier de haute couture, qui raconte notre monde, sous pression. Caroline Guiela Nguyen a l’art de tisser les fils entre la vie intime et professionnelle. Doit-on en effet se tuer à la tâche ? " s’interroge un spectateur.
Depuis une semaine, les critiques sont dithyrambiques. "Captivant" pour le Figaro. France Info parle de "chef-d'œuvre". Télérama souligne "un travail d’immersion quasi documentaire".
La directrice du musée de la dentelle d'Alençon n'a pas pu encore voir la pièce, mais Johanna Mauboussin témoigne du bonheur des brodeuses aux doigts de fée, dont le travail est mis à l'honneur. "On ne peut que se réjouir, nous qui sommes des passeurs d'un patrimoine fabuleux".
"Lacrima" de Caroline Guiela Nguyen sera en tournée à travers la France et à l'étranger à partir de septembre, en espérant une date prochaine en Normandie :
Théâtre national de Strasbourg
du 24 septembre au 3 octobre
La Comédie, Centre dramatique national de Reims
les 20 et 21 novembre
Piccolo Teatro di Milano (Italie)
du 28 au 30 novembre
Théâtre du Nord, Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France
du 7 au 11 décembre
Tandem Scène nationale d’Arras-Douai
les 18 et 19 décembre
Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 7 janvier au 6 février 2025
Les Célestins Théâtre de Lyon
du 13 au 21 février
Théâtre national de Bretagne, Rennes
du 26 au 28 février
Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
les 14 et 15 mars
Théâtre de Liège (Belgique)
les 20 et 21 mars
Centro Dramático Nacional, Madrid (Espagne)
du 28 au 30 mars