La première colocation pour séniors LGBT a été officiellement inaugurée le 24 juin dernier. Elle est le fruit d'un travail mené par deux associations en coopération avec la Ville de Paris.
Luc Anberrée a 76 ans. Ce Parisien d’origine nantaise est professeur d’anglais à la retraite. Il se définit comme "le baby-boomer typique". Homosexuel, sa vie n'a pas toujours été facile, surtout durant les décennies qui ont suivi la guerre. "La sexualité était taboue d’une façon générale, et l’homosexualité n’était tellement pas admise par la famille et la société que des gens comme moi étaient obligés de se marier et d’avoir des enfants", explique Luc, qui donc a eu, pendant plusieurs années, une relation hétérosexuelle, précisant toutefois qu'il l'a "fait avec grand plaisir". Il s'est marié et a eu deux enfants.
"J’ai des petits enfants qui savent qu’ils ont un papy homosexuel, mais ça les amuse"
En 1976, à 31 ans, il décide se séparer de son épouse – sans divorcer – et de vivre son "adolescence" homosexuelle. "J’ai vécu à Toulouse, ‘ville rose’ à l’époque. J’ai vécu à fond mon homosexualité là-bas pendant quatre ans, jusqu'en 1980. Mais mon corps s'est épuisé et je n'avais plus de libido", explique-t-il. Sans parler de l’épidémie du SIDA qui commençait à se propager et qui arrivait depuis les États-Unis. "Je suis alors rentré à Nantes. J’ai eu, de nouveau, une vie hétérosexuelle dès 1981. Je me suis remis avec ma femme et nous avons eu un troisième enfant, une fille. Cela m’a sauvé puisque j’ai échappé à l’épidémie du SIDA, contrairement à beaucoup d’amis que j’ai connu à Toulouse". Dès 1993, alors que Nantes devenait à son tour une ville "gay friendly","j'ai repris mes habitudes homosexuelles et je les ai gardées depuis", poursuit Luc en rigolant, expliquant par ailleurs avoir eu un "parcours mouvementé" et conservé des contacts avec sa famille biologique. Il est aujourd’hui grand-père. "J’ai des petits enfants qui savent qu’ils ont un papy homosexuel, mais ça les amuse", dit-il.
"Panthères grises"
Un événement va toutefois marquer sa vie. Agé de 50 ans, alors qu’il entre dans un bar gay avec un ami, "on s’est fait très mal accueillir, limite jeter, parce qu'on nous a fait sentir qu'on était 'trop vieux' pour le lieu et le public", se souvient-il, ajoutant que "cela m’a choqué d’être rejeté non pas à cause de l’orientation sexuelle mais de l’âge". Après avoir reçu des soutiens, notamment de la part du centre LGBT de Nantes dont il était le secrétaire à l’époque, il décide de créer une association d’aide aux personnes âgées LGBT : "les Panthères grises". Mais elle n’a pas "décollé" vers des projets plus grands "comme le fait de se faire accepter en tant qu’homosexuel dans les Ehpad", reconnait Luc. Une fois retraité, en 2005, il décide de se retirer dans les collines du Tarn pour y vivre en ermite, tout en gardant des liens sociaux. Cette période a duré dix ans. "Cela a été l’âge d’or de ma vie", estime-t-il, expliquant être "un retraité des Trente glorieuses. J'ai une bonne retraite, pas de soucis de santé".
"J'ai trouvé cela formidable que des gens réussissent à créer un groupe de séniors là où j'avais échoué avant (...) je me suis dit 'profitons-en'"
Mais il se "sentait vieillir" et avait "envie de la ville (...) Continuer la sexualité, aller au cinéma, les théâtres et les musées". Il entame alors des voyages réguliers à Paris. Il séjournait dans une chambre de bonne qu’on lui prêtait. Et c’est en 2017, lors de l’un de ces voyages, qu’il entend parler d’une association : GreyPride. Elle lutte contre l’âgisme, le VIH et pour le respect de la sexualité et de l'identité des personnes âgées. "J'ai trouvé cela formidable que des gens réussissent à créer un groupe de séniors là où j'avais échoué avant (...) je me suis dit 'profitons-en'", explique Luc. Il a alors commencé à aller aux réunions de l’association.
Echapper à la maison de retraite
Et c’est en novembre 2017, lors d’une séance de speed-dating organisée par l’association, qu’a été évoqué un projet de création d'une colocation pour les personnes âgées LGBT avec la Ville de Paris, GreyPride et Basiliade, une autre association disposant d’une expertise dans l’accompagnement de personnes en situation de grande vulnérabilité sociale et de santé. "A l’issue de la séance, on n’était que quatre à vouloir vivre en colocation", se souvient Luc, précisant toutefois qu’il y a eu "dans les semaines qui ont suivi des désistements des trois autres personnes. Je me suis retrouvé le seul en piste". Parmi les nombreuses raisons qui ont poussé certains candidats à se désister, la "peur" de vivre en colocation. "C’est compliqué, quand on vieillit, d’épouser un tel projet, surtout quand ces personnes vivent seules et encore plus dans un Ehpad où, en général, elles font semblant d’être hétéro (…) Avec notre projet, elles sont elles-mêmes", explique Samit Bouralia, directeur de Basiliade.
Mais pourquoi, à 70 ans passés, Luc souhaitait-il intégrer une colocation? Il y a deux raisons. La première consistait à échapper à la case Ehpad ou maison de retraite "pour son quatrième âge". Durant les années où il y a "accompagné" sa mère, il a pu observer que "tout le monde croit que vous n'avez plus de sexualité et que vous êtes forcément hétéro". La seconde, c'est "reconstituer une famille affinitaire, une fratrie".
Projet de vie commun
Finalement, le projet aboutit en juillet 2020. Luc et trois autres hommes de 50, 51 et 60 ans – aux parcours différents – ont emménagé ensemble dans un grand appartement haussmannien du IXème arrondissement de Paris loué par l’association Basiliade à la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP). Il constitue, à ce jour, la première colocation pour séniors LGBT de la capitale. Elle a été inaugurée le 24 juin dernier, au cours de la "Quinzaine des fiertés" – événement annuel pour la promotion des droits LGBT. Aujourd’hui, Luc vit au sein de cette colocation "intergénérationnelle".
Le but de cette colocation n’a en revanche rien à voir avec celles "que font les jeunes, où il y a certes une bonne ambiance et où chacun paye le loyer, mais ça s’arrête là, sans qu’il y ait forcément de projet commun. Nous, on a un projet de vie commun, qu’il y ait des activités, tout en restant en lien avec les associations GreyPride et Basiliade". A noter que chacun est indépendant économiquement. Luc touche sa retraite et ses colocataires travaillent. Chacun paye sa part du loyer. "Vivre en colocation revient aussi moins cher", ajoute le septuagénaire. Par ailleurs, cette colocation n'est pas un "logement solidaire". Par exemple, si l'un ne peut pas payer sa part du loyer, ce ne sont pas les locataires qui compensent, mais les associations.
Luc se définit aujourd’hui comme "militant" de GreyPride et atteste que l’association a "changé ma vie, à un moment où j'avais songé à renoncer à la sexualité". "Si on veut qu'il y en ait d'autres [des colocations, ndlr], il faut que ça se passe bien de notre côté. On est sous pression", explique-t-il en rigolant. L’appartement dans lequel Luc et ses colocataires a emménagé a pris le nom d’"appartement GreyPride". Il est destiné à accueillir cinq hommes. Ils sont actuellement quatre. "On en recherche un cinquième après qu’un locataire a décidé de partir", nous explique Samir Bouralia. Cette personne devra déposer sa candidature à GreyPride et passer un entretien.
De son côté, la mairie de Paris indique sur son site internet que les Ehpad gérés par le Centre d'action sociale de la Ville de Paris ont entrepris une démarche de labellisation "GreyPride Bienvenu !", consistant en la formation et la sensibilisation des professionnels en établissements accueillant des personnes LGBT vieillissantes.