Dans le cadre de Ma France 2022, à 4 semaines de l'élection présidentielle, nous sommes allés à la "Cité des 3000" à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. Dans ce quartier populaire, si le chômage frôle les 25 %, les créations d'entreprises témoignent d'un certain dynamisme économique. Un constat qui cache une réalité complexe. Reportage.
Il a déposé son commerce en plein cœur de la "Cité des 3000" à Aulnay-sous-Bois : un modeste van à chevaux retapé en food truck avec frigo, plan de travail en inox et four à pizza. A 37 ans, Brahim Lagdicy, connu sous le nom de "Jano Tatar", s’est lancé "avec le soutien des habitants et de la mairie". "Mon secret, c’est d’y mettre mon cœur. Je mets 3 ou 4 h pour préparer la pâte. J’aurais très bien pu utiliser du congelé … Mais la pâte, c’est sacré ! Je suis heureux d’être au service de la population", clame le pizzaiolo.
Tous les soirs, l’odeur de ses pizzas redonnent vie à son quartier où les commerces ont déserté. Sur sa carte, on peine à croire le prix : 5 euros la pizza, base et garniture au choix.
La "Cité des 3000", une ville dans la ville
A la Rose des Vents, plus connu sous le nom de "Cité des 3000", plus d’un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (1102 euros par mois pour une personne seule en 2021, selon l’INSEE). Alors Jano, comme la plupart des commerçants, s’adapte. "J’ai fait une étude de marché du quartier avant de m’installer. Ce n’est pas avec une pizza à 5 euros que je vais m’enrichir. Je n’hésite pas à faire crédit. Ici, les fins de mois sont difficiles pour certaines familles", tranche-t-il.
Sa cité, c’est une ville dans la ville. Un cas d’école pour géographe. D’un côté, il y a Aulnay Sud, la bourgeoise. Maisons pavillonnaires en pierre meule. Repère de CSP +.
De l’autre, Aulnay Nord, la populaire. HLM et jeunesse en galère. Dans cet entrelacs d’immeubles bâtis à la fin des années 60, les travailleurs français et immigrés ont posé leur valise pour pointer à l’usine Citroën-Peugeot. De cet industrieux passé, il ne reste rien ou presque. La manufacture a définitivement fermé en 2014. Les "Blancs" sont partis. Ici le chômage tutoie les 25 % contre 19 % pour toute la ville. Et l’abstention bat des records.
Eux, ils ne s’intéressent pas à toi, comment veux-tu t’intéresser à eux ?
Jano
Depuis sa guimbarde, l’Elysée semble bien loin à Jano. Pas le temps de jeter un œil sur les débats. Pas l’envie, surtout. "On est au fin fond de la France, dans une cité. Si tu regardes la télé, C8 notamment, tu vois Hanouna, Zemmour … Tu sais que c’est Bolloré. Tu es perdu ! On sait plus ! Eux, ils ne s’intéressent pas à toi, comment veux-tu t’intéresser à eux ?" Quand on lui demande s’il a fait son choix, l’entrepreneur hésite, puis bredouille sans conviction : "Y a Pécresse et puis l’autre … de Paris … comment elle s’appelle ? Hidalgo, voilà !"
Derrière les chiffres
Des noms, des visages et surtout des institutions jugés incapables de répondre aux besoins des habitants. "Aux 3000", la politique on n'y croit plus. Au mieux, on se tourne vers les élus locaux. Par atavisme. Par pragmatisme aussi. "Nous les jeunes, on a besoin d’un vrai coup de pouce. La 1ère adjointe de la ville, elle m’encourage dans mon projet", reconnaît Jano. Dans les quartiers populaires, le clientélisme n’est jamais loin.
En Seine-Saint Denis, 37 000 entreprises ont été créées l’an passé. En France, elles sont près d’un million. "Un record tout simplement historique", a commenté Bruno Lemaire, ministre de l’Economie et des finances.
A Aulnay-sous-Bois, le nombre de créations d'entreprises ne cesse d'augmenter depuis 2016 comme en témoigne ces chiffres de l'Insee.
"Il faut voir au-delà des chiffres !", tempère, Oussouf Siby, élu d’opposition socialiste à Aulnay-sous-Bois. "Il s’agit d’auto-entrepreneurs : des VTC, des livreurs, de la restauration rapide … Ce sont des salariés indépendants, avec une faible couverture sociale. Ils sont payés à la tâche et gagnent de petits salaires. Créer son propre emploi, c’est plus facile que de trouver un patron ! Surtout quand on vient d’un quartier, qu’on est sous-diplômé ou qu’on est victime de discrimination au faciès." Pour ce militant de gauche, le prochain président devra mettre le haro sur ce monde du travail à deux vitesses. Il prône un statut plus protecteur pour ces indépendants. Il réfléchit encore à son vote pour le 1er tour de la présidentielle.
A la Mairie, on préfère claironner sur les bons chiffres. "Aulnay-sous-Bois, c’est 3800 entreprises dont 800 commerces et 4 marchés forains", affirme Bruno Beschizza, maire LR de la ville, et soutien, de la première heure de Valérie Pécresse. Tout en reconnaissant "des limites". "En Seine-Saint-Denis, il y a 20 000 VTC. Durant la pandémie, ça a été une catastrophe. Ces travailleurs se sont retrouvés quasiment sans revenu. Ca ne peut pas être une solution."
Il vaut mieux être indépendant que salarié !
Yahya Aboudou, chauffeur de taxi indépendant
Alors comment répondre aux attentes de ces travailleurs, ces "premiers de corvées"? C’est la question qu’aimerait poser Yahya Aboudou aux candidats à la présidentielle.
Dans les locaux de l’Adie (Association pour le Droit à l’Initiative Economique), ce chauffeur de taxi vient signer un prêt de 7000 euros afin d’acheter sa voiture. Il en assez d’être étranglé par les 2940 euros par mois de remboursement de sa licence et de location en leasing de sa voiture.
Depuis 2018, il conduit une automobile louée en leasing 2540 euros par mois. Après différents emplois dans des magasins, à l’aéroport Roissy ou à la station essence, il a trouvé sa voie à l’âge de 50 ans. Il a opté pour le statut de chauffeur de taxi, certes plus coûteux, mais plus protecteur que celui VTC. Il s’est lancé à son compte en 2018.
"Il vaut mieux être indépendant que salarié. Il n’y a pas la crainte de perdre son travail à tout moment. J’ai vu des gens se faire éjecter du jour au lendemain !" A ses dépens, il a découvert l’an passé les affres de la vie d’indépendant. Quatre semaines d’hospitalisation à cause du covid. Un chiffre d’affaire en chute libre. Le mur. "Le gouvernement nous a soutenus durant cette période, notamment au travers des suspensions de cotisation ou du fonds de solidarité. C’est énorme !", s'exclame-t-il.
Instauré dès mars 2020, cette aide toujours en vigueur a permis de compenser le manque à gagner pour certaines TPE et PME. "Je suis reconnaissant. Malgré la baisse du nombre de courses, cela nous a permis de tenir. Ils ont fait le travail. Macron, c’est le choix du réalisme, plaide cet ancien électeur de gauche. Mélenchon a également un bon discours mais certaines mesures me semblent irréalisables. Quant à Pécresse, elle fait du zigzag", affirme-t-il.
Au café du Grand Paris, tous ne partagent pas son enthousiasme pour cette campagne. Parler des propositions sur l’emploi ou l’entreprise, c’est un peu jouer au casino. La discussion est lancée :
- Vous attendez quoi du futur président sur l’emploi et l’entreprise ? Vous allez voter ?
- "Non. La situation ne change pas. Je ne vote plus depuis François Hollande." Mustapha et Mamadou, bagagistes à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, sont hilares. Ils voteront blanc. "J’y crois plus. Il y a une époque où on se mobilisait encore. Ce sont des vendeurs de rêve."
La ré-industrialisation du territoire
Seul le thème de la "ré-industrialisation" fait mouche. "C’est une évidence. A l’époque de PSA Peugeot, on y travaillait tous de père en fils. Aujourd’hui, c’est Roissy qui a pris le relais". "Il y a l’ouverture d’un dépôt Amazon, c’est pas mal", tranche Mustapha. "Notre premier besoin, c’est l’emploi", reconnaît Mamadou
Mohammed, un chibani, installé en terrasse renchérit : "La priorité, c’est le travail, la santé, l’école. Pour nos enfants, il faut du travail et du mérite. Mélenchon, il est bien même s’il est hypernerveux comme moi. Zemmour, il stigmatise… Très honnêtement, je ne pense pas que le prochain président puisse changer la situation." Et de se lamenter : "Il y a 52 ans, quand je suis arrivé en France, c’était le paradis. Il y avait du travail. Tout était bien... Et maintenant, tout le monde a peur. Regardez, il y a ces trucs, là …", dit-il en désignant du bras les dealers.
Un bon plombier-chauffagiste, c’est difficile pour le trouver !
Yassine Mahaddene, chef d'entreprise
Yassine Mehaddene dresse un tout autre constat. Ce patron d’une PME de trois salariés spécialisé dans la plomberie fulmine. "On a du mal à recruter. Un bon plombier-chauffagiste, c’est difficile pour le trouver. Il faut tout faire pour le garder. Il est en position de force." Le patron regrette Sarkozy. "La Valeur travail", martèle-t-il ! "Lui, c’était un grand monsieur. Il avait tout compris. Depuis qu’il est parti, on a décliné. Les gens sont devenus tellement calculateurs. Ils essayent de voir comment ils peuvent rester au chômage." Ce patron attend un geste fort de la part du nouveau président envers TPE et PME. "Macron nous a promis beaucoup, mais il n’y a pas de résultat. Pécresse, elle n’a pas de champ de manœuvre. Je vais réfléchir et accomplir mon devoir citoyen !", assure-t-il.
Comment le prochain président pourra-t-il réconcilier emploi et entreprise dans les quartiers prioritaires de la ville ?
A Aulnay-Sous-Bois, les grandes entreprises reviennent doucement, attirées par un foncier peu cher et par la proximité d’infrastructures aéroportuaires et autoroutières. Chimirec, géant français du retraitement des déchets industriels, doit ouvrir une usine bientôt. L’Oréal a repositionné sa manufacture sur les productions de la branche luxe en 2019. Elle emploie 220 salariés. Matin et soir, un bus les achemine jusqu'au RER B. Loin des quartiers Nord. Loin d’Aulnay. Le symbole d’une France à deux vitesses.