"On se prive de vacances, on réduit la nourriture, juste pour payer des charges" : la détresse des copropriétaires face à un administrateur judiciaire

A Argenteuil, Aulnay-sous-Bois ou Gonesse, des copropriétés en difficulté dénoncent la gestion du Cabinet Blériot, un administrateur judiciaire mandaté par les Tribunaux de grande instance de Pontoise et Bobigny pour les sortir du surendettement. Absence de communication, charges et dépenses jugées trop élevées, les copropriétaires se mobilisent.

"On est totalement pris à la gorge, on ne peut plus payer. Si on ne fait rien, nos enfants finiront à la rue." Ce soir-là à Argenteuil, une trentaine de propriétaires du square de La Fontaine à Argenteuil oscillent entre détresse et colère. Depuis avril, ils se réunissent pour savoir comment agir et stopper la spirale infernale de l’endettement.

"On se prive de vacances, on réduit la nourriture, juste pour payer des charges ! " tonne Bilal qui a acheté son appartement il y a 20 ans. En quelques années, ses charges sont passées de 300 à 600 euros par mois. En moyenne, l’administrateur provisoire qui gère leur copropriété leur envoie des appels trimestriels variant de 1500 à 1800 euros.

"C’est presque un salaire que l’on doit verser tous les trois mois et pour quel service ?", dénonce Mounir. "Les ascenseurs indispensables dans cette tour de 14 étages sont régulièrement et longtemps en panne, les parties communes me font honte quand j’ai des invités", complète Soumia. "Il n’y a pas d’extincteur à incendie, les locaux à poubelles sont dégoûtants", ajoute sa voisine.

C’est un scandale! On veut bien payer, mais pour un service à la hauteur des charges que l’on paye !

Soumia, copropriétaire à Argenteuil

9 000 euros de régularisation de charges en deux ans.

Cette colère sourde chez de nombreux copropriétaires a explosé en février dernier, lorsqu’ils ont reçu leur nouvelle facture de régularisation de charges. 9 000 euros en deux ans pour Gaty. "En 2022, on m’a demandé de payer une régularisation de 6 000 euros, sans aucune explication. J’ai payé. En février 2024, on m’a redemandé 3 000 euros, en plus de mes charges trimestrielles. Vous imaginez ? J’ai décidé de ne pas payer cette deuxième régularisation, car je ne comprends pas ce montant."

Depuis 2017, le Cabinet Blériot qui administre une soixantaine de copropriétés en difficulté en Île-de-France a été missionné par le Tribunal de Grande Instance de Pontoise pour redresser les comptes et le fonctionnement de ces deux immeubles argenteuillais. Les comptes étaient déficitaires car de moins en moins de copropriétaires payaient leurs charges, entraînant des problèmes pour régler les fournisseurs d’eau, d’énergie ainsi que les prestataires d’entretien ou de dépannage.

"Quand on n’a pas les moyens d’acheter, on n’achète pas Monsieur !" C’est la réponse que Mounir dit avoir reçue du Cabinet Blériot quand il a appelé pour se plaindre des augmentations de charges et de frais depuis l’arrivée de l’administrateur judiciaire dans leur copropriété de 110 logements.

D’autres ont vu leur dette tellement augmenter qu’ils ont reçu des mises en demeure sous peine de se voir saisir leur bien. "On m’a informé que mon appartement, acheté plus de 100 000 euros serait mis en vente à 34 000 euros", témoigne un habitant. Alors il a emprunté de l’argent à toute sa famille pour pouvoir s’acquitter de ses 15 000 euros de retard de paiement.

D’autres n’ont pas réussi et ont dû abandonner leur bien pour une bouchée de pain. La vente permet ainsi d’apurer la dette de l’immeuble. Mais l’appartement, parfois racheté par un marchand de sommeil, est divisé en grande colocation avec casiers sécurisés, entraînant ainsi une surpopulation et des nuisances à certains étages.

La victoire des copropriétaires d’Aulnay-sous-Bois contre le Cabinet Blériot

Excédés, se sentant dépossédés de leurs droits, certains copropriétaires ont cherché des solutions pour stopper la spirale infernale. Ils ont découvert qu’à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, la copropriété de La Morée, près de 1 000 appartements, s’était battue contre le Cabinet Blériot pour récupérer 2,3 millions d’euros et le faire partir après 20 ans d’administration "provisoire".

Figure de proue de ce combat : Hadama Traoré et son association "Force citoyenne" installée depuis peu au rez-de-chaussée de l’un des 18 immeubles de la Morée. Militant associatif, candidat aux élections européennes et municipales à Aulnay-sous-Bois, classé par certains à l’extrême gauche, il veut faire une "révolution intellectuelle" et se dit "amoureux de la France". Passionné par le droit, ce tribun - pas copropriétaire mais simple voisin de La Morée -  cite par cœur et avec assurance de nombreux articles de droit de la propriété pour garantir à ses soutiens et détracteurs qu’il connaît son combat et se base uniquement sur le droit.

Avec des habitants de La Morée, il a organisé de nombreuses mobilisations devant la mairie d’Aulnay-sous-Bois pour réclamer 2,3 millions d’euros au Cabinet Blériot.  Dans le cadre d’un plan de sauvegarde de la résidence, les pouvoirs publics avaient versé des subventions pour financer des travaux de réhabilitation. Mais le Cabinet Blériot ne les avait pas soustraits de ses appels de fonds aux copropriétaires. Ils ont finalement chacun récupéré 2400 euros en moyenne, mais avec plusieurs années de retard et au prix de procédures juridiques et de mobilisation médiatique.

Au terme de 20 ans d’administration provisoire, renouvelée chaque année par le Tribunal de Bobigny, le cabinet Blériot a démissionné, à la demande de la mairie d’Aulnay-sous-Bois, estimant qu’il n’était plus le bienvenu.

Soulagés, mais passés sous la tutelle d’un autre cabinet d’administrateur judiciaire car le redressement n’est pas terminé, les copropriétaires continuent de multiplier les procédures judiciaires contre leur ancien administrateur, pour demander des dommages et intérêts suite à de nombreux travaux jugés mal faits ou inachevés, mais validés par le Cabinet Blériot.

Depuis des années, c’est 'paye et tais-toi'. Alors on a décidé de se battre.

Manuela de Souza, copropriétaire de La Morée à Aulnay-sous-Bois

La voie judiciaire, c’est ce que font déjà ou envisagent d’autres copropriétés gérées par le Cabinet Blériot.

Ainsi à Gonesse, l’un des 298 copropriétaires de la Résidence de La Garenne a fait signer une pétition à ses voisins puis écrit deux fois à la Présidente du Tribunal de Pontoise pour lui demander de dessaisir le Cabinet Blériot - demandes restées sans réponse. Dans son courrier, il dénonce des honoraires jugés "exorbitants" bien supérieurs à ceux d’un syndic professionnel, le changement de société de ménage, "6,75% plus chère que la précédente" et l’absence de comptes détaillés.

A Argenteuil, en plein centre-ville, des locataires et propriétaires ont été évacués en urgence de leur logement car leur petit immeuble, sous administration provisoire depuis 6 ans, a été soumis à un arrêté de péril imminent en janvier 2024. "Le Cabinet Blériot a multiplié les études coûteuses mais n’a jamais fait d’appel de fonds pour travaux alors que nous avions déjà été soumis à un arrêté de péril deux ans plus tôt parce qu'un plafond et des murs de caves privatives s'étaient effondrés", résume Christophe Dubreuil.

Ce copropriétaire a eu 45 minutes pour prendre ses affaires et quitter son domicile en janvier dernier, sans aucune date de retour. Il a pu se reloger à Clichy (92) moyennant des frais supplémentaires et a trouvé une solution pour sa femme et leur bébé en province. Avec d’autres copropriétaires, il a prévu d’alerter le Conseil national des administrateurs judiciaires ainsi que le Tribunal de grande instance de Pontoise pour dénoncer la gestion du Cabinet Blériot : "absence de communication, manque de transparence sur les comptes, mauvaise répartition des charges, négligence mettant en péril la sécurité de l’immeuble et de ses occupants", résume-t-il.

Une profession "très encadrée et réglementée"

Contacté, Philippe Blériot se dit désolé et choqué qu’autant de copropriétaires lui reprochent un manque de transparence. Missionné par les présidents de Tribunaux de grande instance de Pontoise, Bobigny et Nanterre pour redresser une soixantaine de copropriétés en difficulté dans le Val-d’Oise, la Seine-Saint-Denis et les Hauts-de-Seine, il rappelle que sa profession est "très encadrée, réglementée. C'est une mission judiciaire".

Chaque année, il est tenu de fournir aux juges un rapport de mission très détaillé, avec ce qu’il a réalisé, et ce qu’il prévoit de faire l’année suivante s'il est reconduit dans sa mission. Philippe Blériot assure que son cabinet de 19 salariés - dont 9 sont dédiés au redressement de copropriétés en difficulté - envoie chaque année une copie de ce rapport à tous les copropriétaires. "Mais je m’engage à l’envoyer désormais par mail et par lettre recommandée avec accusé de réception pour que l’on arrête de me dire que je n’informe pas. Je suis par ailleurs disposé à rencontrer tous ceux qui ont des questions."

Concernant les hausses de charges, "c’est malheureusement normal", justifie-t-il. "Contrairement à un administrateur judiciaire comme moi, missionné par un juge, le syndic professionnel doit être reconduit chaque année par l’assemblée générale des copropriétaires. Alors souvent, pour garder son mandat, il évite d’augmenter les charges et  minimise certaines dépenses dans sa comptabilité. Quand nous récupérons la gestion de ces immeubles, sur décision judiciaire, nous découvrons ces problèmes et devons en général augmenter les provisions de charges pour faire face aux dépenses réelles", explique l'administrateur judiciaire de 65 ans.

Ces dernières années, avec la flambée des coûts de l’énergie, les régularisations et augmentations de charges ont été supérieures à la normale. Mais le cabinet propose systématiquement  "à tous ceux qui en font la demande" un étalement de la dette "sur plusieurs années si nécessaire". "Notre but est que les gens puissent payer, alors nous étudions chaque cas individuellement." 

Dans les copropriétés en grande difficulté, les finances et l’état des immeubles sont souvent tellement dégradés quand elles sont confiées à un administrateur judiciaire que l’Etat et la ville lancent un "plan de sauvegarde". Il s'agit d'un programme très ambitieux et largement subventionné de travaux qui doit permettre de faire des économies sur le long terme : changement de système de chauffage et des ascenseurs vieillissants, isolation thermique etc. Des opérateurs publics sont missionnés pour réaliser des enquêtes sociales et accompagner les copropriétaires au maximum dans le financement et la réalisation des travaux. Le Cabinet Blériot, habitué à travailler avec les collectivités locales et les organismes tels que l’ANAH (Agence nationale de l'habitat) qui subventionne de nombreux travaux, estime que  beaucoup de choses sont faites pour aider les copropriétaires en difficulté.

Mais il le reconnaît, tout cela prend beaucoup de temps. En moyenne, son cabinet est missionné, "comme [ses] confrères" neuf à dix ans pour redresser ces entités. "Quand on arrive à redonner sa capacité d'auto-financement à une copropriété, que son endettement passe de plus de 100%  à moins de 25%, et que nous arrêtons de l'assister, comme cela va se passer courant juin dans la résidence du Colonel Fabien à Garges-les-Gonesse, c’est une victoire qui nous réjouit."

Hadama Traoré, très investi depuis 2020 dans la problématique des copropriétés placées sous administration provisoire, estime que le vice est dans le système : "La loi de 1965 qui prévoit d'assister les copropriétés en difficulté est une excellente idée. Mais cela devient une mine d'or pour certains. Un administrateur provisoire est bien mieux payé qu'un syndic, il se fait de l'argent sur les dos des pauvres, des copropriétaires qui perdent tout pouvoir de décision. Quel est l'intérêt pour lui de redresser une copropriété puisque, s'il réussit, il perd sa mission ?"

À cette question qui fâche, le Conseil national des administrateurs judiciaires répond : "Notre intérêt est le même que celui du médecin heureux de ne plus revoir son patient qu'il aura sauvé."

"La différence, c'est qu'on peut choisir son médecin et en changer si on ne le trouve pas bon", rétorque un copropriétaire d'Argenteuil. 

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