Rencontre avec Sylvain Savoia, auteur de l'album "Les esclaves oubliés de Tromelin"

Déjà connu du grand public pour avoir mis en images la vie de la Polonaise Marzena Sowa dans "Marzi", l'auteur Sylvain Savoia revient avec une histoire incroyable, celle des esclaves oubliés de Tromelin, 15 ans à survivre sur une île minuscule de l'océan Indien. Une BD et bientôt une expo à Nantes.

Nantes, Metz, Rennes, Saint-Malo, Montargis, difficile d'attraper au vol Sylvain Savoia. Depuis la sortie de son album "Les esclaves oubliés de Tromelin", l'auteur doit être partout à la fois, ici pour dédicacer, là pour recevoir un prix, là encore pour répondre aux sollicitations des journalistes.

Même s'il touche à peine terre depuis 5 semaines, comme il dit, Sylvain Savoia ne se plaint pas. "Le premier tirage a été épuisé en trois semaines et il vient d'être réimprimé, je ne m'attendais pas à cet accueil, c'est très agréable mais aussi très prenant".

Il faut dire que "Les esclaves oubliés de Tromelin" est le témoignage exceptionnel d'un épisode pour le moins funeste de la traite négrière. En 1761, un bateau transportant des esclaves fait naufrage sur des récifs à proximité de l'île Tromelin. L'équipage blanc repart sur une embarcation de fortune, les noirs restent sur l'île où certains survivront pendant 15 ans.

Un album formidable qui relève à la fois du documentaire, du carnet de voyage  et du récit historique avec en toile de fond l'esclavage bien sûr mais aussi le déracinement, l'exil, l'instinct de survie... Interview.

Qu'avez-vous ressenti lorsque vous avez enten​du parler pour la première fois de cette histoire d’esclaves naufragés ?

Sylvain Savoia. Je me souviens parfaitement de ce moment, je lisais le journal Le Monde en ligne et un très court article parlait de la première mission sous marine sur Tromelin organisée par une équipe d’archéologues. En quelques lignes, l’histoire et le contexte des Malgaches abandonnés étaient résumés. Il y avait tout ce qui pouvait m’intéresser, l’esclavage, bien sûr mais aussi l’exil, l’abandon, la survie, le fait que ça engage la responsabilité française, la culture malgache, et le tout sur une île déserte sous les tropiques…
 

Etait-ce pour vous une évidence qu’elle deviendrait le thème central d’un de vos prochains livres ?

Sylvain. Oui, immédiatement, j’ai eu envie de m’accaparer cette histoire. En quelques minutes, j’ai trouvé le contact de l’association des esclaves et je leur ai proposé de travailler sur cette histoire à partir de leurs archives et de leurs découvertes. Le lendemain matin, j’avais une réponse de Max Guérout, le responsable de cette association, qui m’invitait à le rencontrer.

Comment cela s’est-il concrétisé ?​

Sylvain. Nous nous sommes vus à Paris et j’ai découvert un vrai aventurier, très charismatique, passionnant. Un jeune homme de 70 ans qui doit avoir quelques liens avec Indiana Jones. On a sympathisé tout de suite. Quelques mois plus tard, je me suis retrouvé à faire partie de la prochaine expédition sur l’île de Tromelin. Je n’en avais même pas rêvé.
 

 cette organisation très efficace et infiniment cynique qui a permis de disposer de la vie des gens pour servir l’enrichissement démentiel d’états et de familles

 

Que connaissiez-vous auparavant de la traite négrière ?​

Sylvain. Des lectures, pas mal, des films, les passagers du vents, ce que j’en avais appris à l’école et puis un intérêt assez poussé pour tout ce que l’actualité pouvait mettre en avant comme témoignage de l’histoire. Je trouve tout ça tellement effarant, cette organisation très efficace et infiniment cynique qui a permis de disposer de la vie des gens pour servir l’enrichissement démentiel d’états et de familles. Le monde entier en subit encore les conséquences et d’une manière générale, l’esclavage se porte encore très bien de nos jours. On peut même dire qu’une partie de la population en fait presque un choix « volontaire ». Les esclaves vont se vendre eux même pour survivre…
 

Vous êtes récemment venu à Nantes je crois. Que vous a inspiré cette ville dont le port a joué un rôle capital dans le commerce triangulaire ?​

Sylvain. J’ai été particulièrement frappé par le mémorial sur l’esclavage. Il est très réussi, très marquant. J’y suis resté un bon moment, seul. Les noms des centaines de bateaux qui parsèment le quai donnent une vision de l’ampleur de cette horreur. Je suis resté moins de 24h à Nantes, j’y serai plus longuement en octobre, le temps d’avoir un peu plus de recul sur cette ville et de la découvrir réellement.

La Pologne communiste avec Marzi, l’esclavage avec Les esclaves ​oubliés de Tromelin… selon vous la BD n'est jamais aussi forte que lorsqu'elle témoignage du passé, de la réalité ?

Sylvain. Depuis Marzi, j’ai envie de parler du réel, j’ai envie de me confronter au monde au lieu de le fantasmer et d’en inventer une version simplifiée et manichéenne. Je pense que mon travail sera de plus en plus lié au réel. Ce qui m’intéresse dans ce métier, c’est de parler de l’humain. Ce ne sont pas les sujets qui manquent. La bande dessinée est un moyen formidable pour s’attaquer à l’Histoire. Elle permet les reconstitutions sans moyens exorbitants et une manière d’entrer dans la grande Histoire par le récit et la vie des hommes quels qu’ils soient. Tout est possible. Dans le format, dans la présentation aux lecteurs, tout en étant précis dans la documentation et en rendant les lecteurs spectateurs d’un monde disparu. Ce que ne peut pas faire le roman.
On sort aussi enfin des livres pédagogiques pour entrer dans l’histoire humaine. Aller sur place, comprendre les choses un tout petit peu plus de l’intérieur et revenir les raconter aux lecteurs est une idée qui me plait. Une manière de renouer avec les naturalistes, les ethnologues d’une autre époque. À mon très modeste niveau.
 

Si je n’avais pas eu la chance d’aller sur place, je n’aurais certainement pas raconté la même histoire. J’aurais fantasmé ce bout de corail perdu au milieu de l’océan Indien sans jamais le comprendre

 

L’album aurait-il pu se faire sans votre séjour sur l’île de Tromelin en compagnie de l’équipe d’archéologues ?​

Sylvain. Si je n’avais pas eu la chance d’aller sur place, je n’aurais certainement pas raconté la même histoire. J’aurais fantasmé ce bout de corail perdu au milieu de l’océan Indien sans jamais le comprendre. L’île est devenu un élément à part entière du récit. Quand l’avion militaire qui nous a déposé est reparti, là, j’ai vraiment ressenti l’isolement. J’en étais très heureux du reste, puisque j’étais aussi venu pour ça. Pour comprendre ce que ça pouvait être et ce que ça impliquait.
Être sur place, là où ces survivants ont vécu 15 ans, était particulièrement émouvant. Le paysage est le même, mes pas étaient dans les leurs et sans doute qu’à plus de deux siècles d ‘écart nous étions assis de la même manière sur la plage à regarder l’horizon.
Et puis les fouilles ont été tellement gratifiantes. Nous avons trouvé énormément de matériel archéologique. Nous avons pu rentrer dans les restes de leurs habitations, retrouver des objets qu’ils avaient été laissés tels quels au moment de leur départ. Une photographie du 18è siècle, c’était merveilleux.
Donc oui, j’ai essayé de me mettre le plus possible à leur place, en tentant de transmettre une sensation, une émotion…

Etait-ce assez long pour sentir le poids de l’histoire, pour tenter de vous mettre à la place des esclaves, pour ress​entir des émotions, les imaginer dans leur quotidien ?​

Sylvain. Concernant l’histoire des naufragés, c’était sans doute assez long, mais j’aurais pu y rester plus longtemps. Après, tout ça prend aussi une dimension très personnelle. Tous les participants de l’équipe des fouilles archéologiques sont des bénévoles. C’est déjà compliqué de réunir la somme nécessaire à toute cette logistique malgré les nombreux partenaires dont celui fort rare de l’UNESCO. Du coup chacun y va aussi pour des raisons qui lui sont propres. Il y a la mission, et il y a sans doute le désir de s’extraire du monde, de vivre une vraie aventure, de se confronter à soi…
Après cette mission en 2008, je suis parti pendant un mois en 2010 à Madagascar en essayant de ne pas jouer au touriste mais plutôt en tentant de rencontrer au maximum les différentes ethnies que j’ai pu croiser. Comprendre leur façon de vivre, leurs croyances, leurs habitudes. Même la manière de se tenir, de cuisiner… C’était une très belle expérience aussi. Je reste profondément marqué par ce voyage et ces rencontres.
 

Vous ra​contez de front deux histoires finalement, celle des esclaves naufragés au XVIIIe siècle et celle des chercheurs aujourd’hui. Pourquoi ce parti pris graphique, deux époques deux styles ?

Sylvain. L’idée de départ était de me concentrer sur la destinée tragique des Malgaches. L’histoire est suffisamment dense et passionnante pour ça. Je pensais éventuellement faire un appendice reprenant des croquis de notre expédition sur place. Une sorte de mini carnet de voyage. Mais en prenant conscience de la richesse de cette expérience et surtout grâce à mon éditeur, j’ai décidé d’intégrer l’époque contemporaine au récit. L’épopée de ces survivants aborde des thèmes très forts, mais le travail de recherche et de mémoire effectué par cette équipe d’archéologues est tout aussi important à mettre en lumière. Le plus étrange est de se mettre soi même en scène, j’ai essayé de rester discret…
Pour que cela soit évident et afin que le lecteur ne s’y perde pas j’ai opté pour deux dessins radicalement différents et une mise en couleurs différente. Une sorte de petit challenge supplémentaire.

Comment ressort-on de ces longs mois de travail avec une île de seulement 1 km2 pour unique horizon, pour unique décor ?​

Sylvain. On la connaît par cœur cette île ! J’en ai fait tellement le tour sur place et en souvenir pour y faire évoluer mes personnages qu’elle m’est devenue extrêmement familière. Je peux m’y projeter facilement et me rappeler, les sons, le vent, la texture du corail, des veloutiers, les vagues puissantes, les oiseaux, les tortues, les bernard-l’hermites… C’était un décor magique. Effroyable si on est condamné à y rester mais d’une richesse étonnante lorsqu’on y vient pour quelques semaines.
 

N’a-t-on ​pas envie de s’évader après ça ? De parler de choses plus positives, de faire une fiction ? Quels sont vos projets ?

Sylvain. J’aime changer d’univers et j’aime changer de dessin à chaque univers. La tête travaille plus vite que la main et comme je travaille aussi avec des scénaristes, ils ne me laissent pas de répit.
Je viens d’attaquer un album sur un épisode de la vie de Henri Cartier-Bresson durant la seconde guerre mondiale et qui sortira chez Dupuis au printemps 2016. Je continue Marzi pour terminer le dernier cycle qui comprendra trois albums supplémentaires et Marzena Sowa m’a aussi réservé un scénario d’un long one shot qui devrait être réalisé l’année prochaine… Après tout ça et si je résiste à toutes les propositions que l’on me fait, je retenterai un album seul.

L'album est parrainé​ par le château des ducs de Bretagne à Nantes qui organise une grande expo à la rentrée 2015 sur les esclaves de Tromelin. Y avez-vous été associé d'une manière ou d'une autre. Vous y verra-t-on ?

Sylvain. J’y suis doublement associé. D’une part dans la grande exposition sur l’histoire et sur les fouilles archéologiques puisqu’une partie de mes dessins servira de fil rouge à la très belle mise en scène qui est en train d’être finalisée et d’autre part, une salle entière sera réservée à l’exposition des planches originales de l’album ainsi que des dessins préparatoires. Les deux vernissages auront lieu le même jour. Une belle soirée en perspective dont je suis déjà très fier d’y participer.


Merci Sylvain

Interview réalisée le 2 juin 2015
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