BD. Gwen de Bonneval signe "Philiations", une œuvre profondément sensible qui interroge notre relation au monde

Il n'y avait pas de mot pour exprimer ce qu'il souhaitait raconter dans cet album. Alors, Gwen de Bonneval l'a tout simplement inventé. Philiations, de Philia et filiations, un néologisme assumé évoquant une histoire aussi universelle et collective qu'intime et introspective, une histoire de lien, d'héritage et de transmission dans un monde pas très loin de l'effondrement.

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La couverture de ce nouvel album de Gwen de Bonneval paru aux éditions Dupuis est à elle seule une source de réflexion et de questionnement. L'auteur s'y représente au travail sur sa table à dessin tandis que la forêt brûle derrière lui. Une façon d'illustrer un éventuel déni ? Sans doute. Et surtout le déni d'un monde qui court à sa perte si rien ne change rapidement.

Mais si Gwen de Bonneval a un temps refusé ou plus exactement sous-évalué l'ampleur du désastre, le réveil ne fut que plus brutal lorsqu'il commença à s'intéresser plus sérieusement aux questions environnementales et notamment à la théorie de l'effondrement selon laquelle notre société est vouée à disparaître du fait de l’enchaînement de crises environnementales, économiques, géopolitiques et sociétales. 

Plongé dans une profonde éco-anxiété, Gwen de Bonneval se devait de réagir, s'imaginant dans un premier temps lanceur d'alerte à travers son art, la bande dessinée, avant de se rendre à l'évidence que réaliser une œuvre didactique ou pédagogique sur cette thématique n'était pas vraiment son truc !

Au travail militant, Gwen préfère alors partager avec le public une "expérience sensible", ce sera Philiations, une première véritable autobiographie pour l'auteur qui lui permet de s'interroger à travers son parcours de vie sur notre monde et cette obsession qu'on a à vouloir le détruire. Une façon de nous interpeller sur notre place, sur la place du collectif et de l'individu dans la lutte contre l'effondrement annoncé, tout un processus qu'il nous explique ici et maintenant. 

Nous t'avions rencontré en 2019 à l'occasion de la parution du premier album de la trilogie du Dernier Atlas. On en est très loin ici, avec ce nouvel album qui n'a absolument rien d'une fiction... Comment est né ce projet ?

Gwen de Bonneval. Le livre est né d'un moment assez difficile à vivre pour moi. C'était au moment où on faisait avec quelques amis la revue du Professeur Cyclope et où mon fils, Philémon, est né. Je lisais beaucoup sur l'écologie à ce moment-là, et je me suis rendu compte que les choses étaient plus graves que je l'imaginais.

Quand on est jeune parent et qu'on se prend ça dans la tête, c'est un moment un peu éprouvant. Je me suis rendu compte que ça venait sans doute appuyer sur des traumas personnels que j'avais dû vivre petit. Et les choses sont rentrées en résonance.

Je me suis interrogé sur le comment on en est arrivé là collectivement et sur le comment j'étais devenu la personne que j'étais aujourd'hui. Et pour moi, il y a eu comme un dialogue entre l'intime et le collectif : on est né quelque part, à une époque, et on est un peu "le produit" de cette époque, mais on a aussi une histoire personnelle, qui s'inscrit dans ce schéma global. J'ai essayé de faire dialoguer tout ça...

J'ai fait un télescopage, j'ai créé un espèce de néologisme, un mot valise, qui me convenait.

Gwen de Bonneval

Auteur de BD

Philiations est le titre de cet album, un mot que tu as inventé...

Gwen de Bonneval. Quand on écrit un bouquin, on peut s'amuser avec les mots, comme on peut s'amuser avec les concepts, avec les formes. Là, j'ai proposé ce titre parce qu'il fallait trouver un fil conducteur. Ce qui est important, ce sont les filiations, parce que c'est aussi ça qui nous construit. Et puis, le prénom de mon fils, Philemon, a la même racine que le mot grec philia qui signifie globalement aimer. J'ai fait un télescopage, j'ai créé une espèce de néologisme, un mot valise, qui me convenait.

L'album s'ouvre sur ta naissance à Nantes. On se dit qu'il s'agit là d'une autobiographie classique. Et puis, non, dès la cinquième page, on part sur des considérations environnementales, sur ton éco-anxiété. Elle t'a empêché de vivre ? Elle t'empêche de vivre encore aujourd'hui ?

Gwen de Bonneval. La grosse crise est passée. Mais à ce moment-là, oui, c'était extrêmement éprouvant. D'avoir un enfant en bas âge et de se rendre compte que les choses pouvaient évoluer très négativement et très rapidement, ça m'avait vraiment chamboulé.

Après, il a fallu tenir le coup. On se dit que tout n'est pas fichu. On retrouve aussi le goût des choses. C'est pour ça que je disais précédemment que ça avait dû venir taper dans des traumas personnels. Plusieurs fois, quand j'étais petit, j'ai eu l'impression que les choses s'effondraient.

Ça ne discrédite, ni délégitime, le fond du constat écologique actuel. Ce n'est pas qu'une histoire psychologique de ma part, mais peut-être que j'étais beaucoup plus sensible du fait de mon parcours.

Aujourd'hui, je le vis mieux, mais malheureusement, les choses ne s'arrangent pas. Je n'avais pas tort en ressentant ça.

Suite à cette crise d'éco-anxiété, tu as quitté Nantes pour un petit village, Saint-Florent-le-Vieil, dans le Maine-et-Loire.

Gwen de Bonneval. Oui, ça faisait partie de l'envie d'habiter un autre territoire, d'être plus proche de la nature. C'est un peu classique, mais c'est vrai. Ce n'était même pas une posture, ça a calmé un peu mes angoisses.

Même si, évidemment, on peut remettre en question le terme même de la nature, de ce que c'est que la nature, etc. Moi, j'étais dans un environnement qui me convenait mieux.

On le voit dans les premières pages de ton album, cette éco-anxiété s'accompagnait d'une forte culpabilité. Tu te mets en scène à différents moments de ta vie et tu t'accuses de n'avoir rien fait pour l'écologie, rien pour éviter l'effondrement... Comment as-tu connu cette théorie de l'effondrement à laquelle tu fais référence dans le livre ?

Gwenn de Bonneval. Il y a eu pas mal de livres qui parlaient de ça, des civilisations qui s'effondrent, etc. Depuis longtemps ! Il y a eu Jared Diamond aussi. Et puis, en 2014-2015, il y a eu le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens qui s'appelle Comment tout peut s'effondrer.

Ce n'est pas tant que je n'avais rien fait pour l'écologie mais je n'avais pas fait assez et, collectivement, on n'avait pas fait assez. Je me suis culpabilisé.

Évidemment, même si individuellement, on fait tout de manière « parfaite », ça ne change presque rien. Il faut que collectivement, il y ait des choses qui se passent. Parce qu'il y a un moment donné où on sait qu'on naît, on se développe et on meurt. C'est aussi vrai pour les espèces, c'est aussi vrai pour les époques. Et là, j'avais l'impression que ça allait être vrai de notre vivant et que nous allions vivre ça. Ce qui n'est pas totalement faux, mais ce ne sera pas du jour au lendemain non plus.

Pour la première fois, tu te livres à des confidences, parfois très intimes, notamment sur ton manque de confiance en toi pour trouver ta voie, pour gagner ta vie avec le dessin, pour sortir des griffes de ta mère, pour rebondir après plusieurs histoires d'amour qui ont mal fini... J'imagine que ça n'a pas été simple de mettre tout ça sur la table...

Gwen de Bonneval. En fait, je me suis rendu compte que ça m'était indispensable à un moment donné. J'ai voulu regarder les choses en face. C'est la suite logique de regarder l'état du monde dans les yeux. C'est aussi regarder mon parcours dans les yeux. Je le fais comme un témoignage. Ça part de moi, mais ce n'est pas pour ne parler que de moi. C'est une invitation à un processus pour que, chacun et chacune, nous regardions ce qui nous a construit.

Qu'est-ce qui fait qu'on est la personne qu'on est aujourd'hui ? Qu'est-ce qui fait qu'on pense ce qu'on pense ? Collectivement, au niveau écologique, pourquoi on habite le monde de cette manière-là ? Pourquoi on le détruit ?

C'est une invitation à s'interroger sur nos croyances et notre manière d'habiter le monde.

Tu mets en image ce qui ressemble finalement à un burn-out, tout se mélange, t'empêche d'avancer. Et puis tu décides de démêler tout ça, de trancher dans le vif pour expliquer dans les pages suivantes qui tu es...

Gwen de Bonneval. C'est un cheminement, en fait. L'idée n'est pas d'apporter des réponses toutes faites. C'est pour ça que je parle de processus. Il y a une manière, parfois, d'essayer de penser contre soi, ou à côté de soi, ou en recul de soi, pour ne pas prendre pour argent comptant qui on est, abattre un peu nos certitudes. Pour qu'on puisse habiter ensemble !

Et là, quand on parle du comment on habite le monde, on interroge l'ordre établi. En fait, il y a une dimension politique derrière tout ça. Et

c'est ce qui m'intéressait. Parce qu'il y a un moment, quand j'étais pris un peu dans l'angoisse d'un effondrement rapide des conditions d'habitabilité de la Terre, je me suis demandé à mon niveau ce que je pouvais faire. Je suis dessinateur, alors, il y a neuf ans, je me suis dit que je devais être lanceur d'alerte, qu'il n'y avait pas assez de choses écrites là-dessus, etc. Mais je n'ai pas réussi à faire ça. Je n'ai vraiment pas réussi.

Et je me suis rendu compte que ce n'était pas en faisant quelque chose de didactique ou de pédagogique que j'y arriverai. Ce n'était pas ma voie. Quel que soit le temps que ça allait prendre, il fallait que je fasse quelque chose le plus sincère et le plus honnête possible.

Je n'agis pas en tant que militant quand je fais ce livre, mais en tant qu'être humain qui partage une expérience sensible.

Gwen de Bonneval

Et de plus intime ?

Gwen de Bonneval. Effectivement, quelque chose de plus intime, qui vient toucher quelque chose de plus profond chez les lecteurs et les lectrices. Je n'agis pas en tant que militant quand je fais ce livre, mais en tant qu'être humain qui partage une expérience sensible.

Et de remonter le temps ! Au fil des pages, on te retrouve à l'école où tu es un peu le souffre-douleurs avec un prénom qui fait apparemment beaucoup rire les copains. Et puis il y a tes parents, un peu lunaires au début du récit, des parents qui se séparent sans le dire, une mère qui maltraite ses enfants. Des scènes parfois difficiles...

Gwen de Bonneval. Oui, on ne s'attend pas forcément à ça, j'imagine. Mais en fait, c'est dans cette démarche de regarder les choses en face. Je raconte ce que j'ai vécu et ce qui m'a construit donc je ne pouvais pas éviter de parler de ça.

Et un grand-père, résistant avant de devenir aide de camp du général de Gaulle, qui ne confiait pas un mot de son passé à ses proches...

Gwen de Bonneval. Oui, exactement. Il s'est tu pendant très longtemps. Et au bout d'un moment, il s'est rendu compte que s'il avait vécu tout ça, il devait quand même en témoigner. Mais il le faisait très difficilement. Et il ne le faisait pas avec ses proches.

J'ai l'impression qu'aujourd'hui, entrer en résistance est beaucoup plus complexe et plus difficile

Gwen de Bonneval

Auteur de BD

Un grand-père dont tu dis de lui qu'il est entré en résistance sans se poser de questions. On sent peut-être ici un regret de ton côté de ne pas avoir su, toi, comment entrer plus tôt en résistance contre l'effondrement...

Gwen de Bonneval. La situation n'est pas la même et peut-être qu'aujourd'hui, il n'arriverait pas à identifier ce que c'est que de résister à la situation.

Ça demandait un courage incroyable de leur part, mais ça leur paraissait normal par rapport à la façon dont ils avaient été éduqués, par rapport à leur construction. Il y avait un aspect très patriotique chez mes grands-parents. Je ne partage pas les mêmes valeurs qu'eux. Ce que je veux dire, c'est que ça a été leur ressort. Je dis « eux » parce que ma grand-mère avait l'air d'être totalement d'accord avec ça, et elle a fait en sorte que ce soit possible au niveau familial.

J'ai l'impression qu'aujourd'hui, entrer en résistance est beaucoup plus complexe et plus difficile. On se marginalise vite, en fait. C'est un système plus global, on est dans une culture commune contre laquelle, si on doit se battre, on est totalement marginalisé. Du coup, si tu es marginalisé, tu n'as plus de pouvoir sur la marche du monde. Donc c'est très piégeant !

Je m'interroge : est-ce qu'il faut tout voir en termes de résistance ? Oui, il faut résister, mais il y a aussi d'autres façons de formuler les choses pour essayer d'influer sur la marche du monde actuel. Peut-être qu'individuellement, on ne peut absolument rien. C'est ça aussi qui est dur !

Les dernières pages retranscrivent un échange avec ton père dans lequel on peut lire toute l'absence de celui-ci, un passage très dur qui fait le relais avec un deuxième tome à venir...

Gwen de Bonneval. Il y a l'absence du père, mais il y a aussi le fait de se retrouver seul avec ma mère et son compagnon d'époque. Et là, oui, c'est dur parce que je me sens abandonné, je me sens trahi et après en danger. C'est un moment clé de ma vie...

Sur la couverture de l'album, on te voit devant ta planche à dessins et en arrière-plan la forêt qui brûle. Une image très forte...

Gwen de Bonneval. Oui, c'est ça. Quelle est ta place dans le monde et comment tu racontes ça ? Il ne faut pas se défausser mais on ne peut pas se mettre une responsabilité individuelle trop grande. Sinon, c'est le revers de l'individualisme. Tu crois que tout seul, tu vas tout changer.

Je ne serais pas né, on en serait exactement au même point. Par contre, je suis né et je suis responsable de ce qui se passe. Quand je dis « je », c'est chaque personne individuelle. On est dans cette période, dans cette époque, et on peut influer, aller dans un sens ou dans un autre.

C'est ça aussi que j'ai envie de regarder en face et de partager avec les gens. Ce qui m'intéresse, c'est qu'on se remette en question, qu'on se pose des questions et qu'on y réfléchisse individuellement et collectivement.

Le grand-père, le père... et le fils. Philémon. Il y a une scène assez incroyable dans le livre, lorsque ton fils chute dans l'escalier. Apparemment, il y a plus de peur que de mal mais tu fais une bonne quinzaine de pages sur l'événement. Ça a réveillé quelque chose en toi ?

Gwen de Bonneval. Oui, ça a un côté traumatique, j'ai vraiment cru le voir mourir sous mes yeux. Là aussi, c'est la chute, l'effondrement. Philiations parle aussi du trauma. Et le plus traumatisé dans l'histoire, celui qui a vécu les trucs les plus atroces, c'est mon grand-père. Ça vient aussi dialoguer avec ça !

Finalement, qu'est-ce que tu cherches précisément à provoquer à travers ce livre ?

Gwen de Bonneval. C'est une démarche radicale, ce n'est pas pour parler de moi, c'est pour créer un écho par le sensible, un écho qui viendrait interroger les lecteurs et lectrices sur leur propre parcours et leur propre façon d'habiter le monde et d'essayer d'actionner des leviers pour habiter le monde un peu autrement.

Tu sais, il y a ce proverbe qui dit « La fin du monde est pour demain, je plante un arbre ». Je crois que j'étais un peu dans cette démarche-là. Ok, il y a une urgence, mais j'ai l'impression que ma manière de faire est plutôt de prendre mon temps et d'aller interroger quelque chose de plus profond et de sensible face à ce qui nous arrive.

Merci Gwen

Philiations, de Gwen de Bonneval. Éditions Dupuis. 26€

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