Nantes - Esclavagisme : pour les associations de mémoire, il ne faut pas rebaptiser les rues mais expliquer l'histoire

Après la mort de Georges Floyd, des statues de négriers sont déboulonnées aux Etats-Unis, en Belgique et au Royaume-Uni. Mais en France, qu'en est-il du sombre passé de grands ports comme Nantes ? Certaines rues n'ont jamais été débaptisées. La question fait régulièrement débat.

Société
De la vie quotidienne aux grands enjeux, découvrez les sujets qui font la société locale, comme la justice, l’éducation, la santé et la famille.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "Société". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

Kervégan, Guillaume-Grou, Colbert, les avenues Guillon et Bourgaud-Ducoudray à Nantes. Ces cinq voies publiques portent le nom de personnalités et de grandes familles nantaises impliquées dans le commerce triangulaire, et ayant donc contribué (parfois indirectement) à  l’esclavagisme, entre la fin du XVIIe siècle et le milieu du XIXe.

Une sorte de reconnaissance sur l’espace public que n’acceptent plus les associations Mémoires et Partages et Flam Africa. Elles militent aujourd’hui pour que des panneaux d’information soient ajoutés sous le nom des rues concernées.

Ces artères, ces places, ces squares, les associations ne veulent pas les renommer mais en faire des lieux d'histoire avec des plaques explicatives.

En France, Mémoires et Partages a été le fer de lance du combat pour la reconnaissance de la mémoire de l'esclavage à travers ces héritages urbains. Basée à Bordeaux et à Dakar au Sénégal, l'association internationale intervient aussi à Nantes, La Rochelle et au Havre. Elle oeuvre pour l'éducation populaire à la mémoire partagée, et se bat depuis 20 ans contre le racisme et l'oubli.

Ce mercredi 10 juin à Bordeaux, 5 panneaux explicatifs ont été apposés sous les noms de 5 rues, sur les 20 identifiées comme faisant référence à des armateurs et esclavagistes.

"Ce travail a été accéléré fondamentalement par les mobilisations actuelles en réaction à la mort de Georges Floyd. Des manifestations qui mettent finalement au jour un racisme quotidien auquel on ne prêtait pas forcément attention. Ce racisme sur les murs de nos villes... Cette impatience de la jeunesse aboutit aujourd'hui à ce qu'en France on puisse commencer à lever un tabou sur cette période esclavagiste", souligne Karfa Diallo, porte-parole de "Mémoires et Partages".
 

Cinq rues à Nantes portent le nom d'un négrier

 "A Nantes, il y a moins de voies concernées. Nantes est le premier port négrier. C'est de là que sont partis le plus de bateaux. La ville s'est enrichie grâce à la traite. Dans l'histoire, cette période est plus courte et a moins d'implication directe que l'esclavage. Moins de navires sont partis de Bordeaux, 500 au total, mais Bordeaux va devenir le premier port colonial. La cité des bords de Garonne vit de l'esclavage du fait du dynamisme des commerçants bordelais qui possédent de nombreuses plantations", explique Karfa Diallo.

"A Nantes essentiellement ce sont des gens qui ont fait la traite mais ils ont été moins esclavagistes", précise le porte-parole de Mémoires et Partages.

Depuis 2009 l'association a lancée une opération nationale intitulée "débaptiser les rues de négriers". "Dès le début de cette campagne nous avons demandé que ces rues et ces traces de l'histoire soient préservées, et qu'elles soient explicitées. Ça nous semblait plus efficace", raconte le militant.

L'espace public est un espace démocratique, c'est là où il faut laisser la trace de l'impunité du racisme - Karfa Diallo
 

"Il faut que les ports négriers français débaptisent au moins une rue"

Les crispations autour des violences policières et des violences raciales et les symboles qui tombent dans d'autres villes européennes pousse l'association à aller plus loin aujourd'hui.

"Il faut absolument que les ports négriers français fassent aussi tomber symboliquement au moins une rue dans chaque ville. Les autorités politiques prouveront ainsi qu'elles ont entendu les nouvelles exigences démocratiques de la jeunesse. Ils doivent montrer qu'ils ont compris en débaptisant une rue", poursuit Karfa Diallo.

"A Nantes, l'image de ces manifestants à genoux le poing levé sur le Mémorial de l'abolition de l'esclavage a été trés forte. Elle témoigne bien de la clairvoyance de la jeunesse. Elle connait les lieux dans lesquels l'histoire s'est inscrite. Elle veut embrasser cette histoire là. Aller au-delà de la France", ajoute le militant. 

Il y a une une continuité historique d'un phénomène d'exploitation qui vise les noirs et qui n'est pas encore suffisamment prise en compte - Karfa Diallo
 

A Nantes, un totem pour décrypter l'histoire

A Nantes, on ne suivra pas l'exemple bordelais. Olivier Château, adjoint au patrimoine de la ville s'en explique :

"A Nantes, nous avons fait le choix d'un grand panneau qui est situé rue Kervegan, une sorte de grand totem sur lequel on explique le travail qui est fait sur les noms de rues."

Le choix que fait la ville est de ne pas tout effacer de cette histoire douloureuse, mais de cette histoire nantaise. On préfère être dans la pédagogie plutôt que de supprimer les traces du passé - Olivier Château, adjoint au patrimoine de la ville de Nantes

Sur ce panneau, installé en 2018, la ville met en parallèle deux portraits de tout oppose. Celui de Kervégan et celui d'Olympe de Gouge. "Pour montrer que dans la ville il y a à la fois des noms d'un certain nombre de personnages qui ont eu un rôle important dans le commerce triangulaire. Certains ont été maires. Ils ont été mis en avant à cette époque là. Et puis, nous à côté, nous avons mis en lumière le nom de défenseurs des droits humains, de ceux qui ont lutté pour l'abolition".

"Ce panneau s'inscrit dans une démarche globale à l'échelle de la ville, entre le mémorial, le château. Dans le centre, il y aussi tout un parcours sur l'espace public. Il existe onze tableaux explicatifs pour essayer d'expliquer et de décrypter ce passé négrier", ajoute l'élu.

"Le mémorial est un message de tolérance qu'envoie Nantes et qu'a envoyé Nantes à travers ce lieu. Il y a toutes ses phrases gravées dans toutes les langues. Ce message universel on le retrouve aujourd'hui dans le fait que les manifestants en fasse un symbole de paix et de lutte contre les dicriminations", souligne Olivier Château.

Octave Cestor a fondé l'association Mémoires d'Outre-mer. Il a milité pendant des années pour que le mémorial de l'abolition de l'esclavage voit le jour.

" Je suis contre le fait de changer le nom des rues. On n'efface pas l'histoire. Cela fait trés longtemps que je milite pour qu'une plaque, apposée sous le nom des rues, explique la traite négrière aux passants. Je suis opposé au fait que l'on débaptise les rues nantaises, ces noms là sont inscrits dans l'imaginaire populaire", explique le militant.
 

"On ne peut pas et on ne doit pas effacer la mémoire"

Je suis pour que l'on instruise. Il faut expliquer encore et toujours - Octave Cestor, fondateur de l'association Mémoires d'Outre-mer

"La responsabilité, elle, est politique. Il faut transmettre aux générations futures et ne pas cacher le passé. On le reprend toujours de façon extrêmement violente. C'est à l'éducation nationale aussi de faire passer le savoir. Il faut laisser ces traces-là. On ne peut pas effacer la mémoire, c'est comme si l'on faisait disparaitre les camps de concentration".

Pour Octave Cestor, le récit commun doit se construire : "aujourd'hui il faut que l'histoire soit apprise et partagée. C'est le rôle du mémorial, avec toutes ces écoles qui viennent le visiter. Si nous en sommes encore là c'est parce que les gens n'ont rien appris, ils répètent ce qu'ils ont entendu. Et la République elle fait quoi ?"

A Paris rien n'existe, il faudrait un musée. Il faut savoir de là où on vient pour savoir où l'on va !  - Octave Cestor

Que le mémorial deviennent un lieu de rassemblement des manifestants, le fondateur de l'association mémoire d'Outre-mer s'en réjouit.

"C'est ce que nous avons toujours voulu. Nous voulions qu'il devienne un symbole. Avec les manifestations de ces derniers jours c'est encore plus vrai. Il est le symbole de la liberté, des combats, de la résistance et de la liberté. C'est important pour notre jeunesse et les générations futures", poursuit Octave Cestor.

"Notre société a besoin de vivre ensemble. A Nantes, nous sommes les premiers en France à avoir fait ce travail de mémoire et à avoir pris notre bâton de pélerin pour construire une histoire commune", conclut Octave Cestor. 


La traite négrière, une histoire nantaise

Ancien Premier ministre, maire de Nantes pendant 23 ans, aujourd'hui président de la fondation pour la mémoire de l'esclavage, Jean-Marc Ayrault a porté aux côtés de Christiane Taubira, la loi qui en 2001 a reconnu l'escalavage comme crime contre l'humanité.

A Nantes, il a été le premier à reconnaître la place de la traite négrière dans l'histoire de la ville avec en 1992,  l'exposition "Les anneaux de la mémoire", l'ouverture d'une salle au château des ducs de Bretagne et surtout l'inauguration le 25 mars 2012 du mémorial de l'abolition, un des plus grands au monde.

Erigé en bord de Loire, sur le quai de la Fosse, ancien point d'accostage des navires du commerce triangulaire, le monument est à la fois un lieu de recueillement et de méditation. Il est donc aujourd'hui devenu un point symbolique de rassemblement des manifestations en hommage à Georges Floyd tué par un policier le 25 mai à Minneapolis aux Etats-Unis.

La vague planétaire d'indignation antiraciste, née du meurtre aux Etats-Unis de l'Afro-Américain George Floyd par un policier blanc, a fait émerger en France "l'espérance" de sortir enfin d'une "loi du silence sur certains comportements racistes des forces de l'ordre", a affirmé mardi dans un entretien à l'AFP Jean-Marc Ayrault.

Cette réaction est rassurante, car quand la police d'un pays, censée protéger les citoyens, devient elle-même une menace pour les citoyens à cause de leur couleur de peau, il y a une réaction forte. C'est le cas en France, il y a une solidarité qui s'exprime, parce que de tels comportements ne peuvent provoquer que la révolte et la colère - Jean-Marc Ayrault    

"En même temps, elle révèle une espérance, car ce sont les valeurs de justice, d'égalité, de fraternité, de lutte contre les discriminations qui ressortent des manifestations contre la loi du silence et contre l'occultation des questions raciales", a continué Jean-Marc Ayrault.

"Je suis frappé par le fait qu'à Nantes toutes les manifestations se sont terminées devant le mémorial de l'abolition de l'esclavage. J'y vois un symbole : on ne peut pas comprendre le racisme anti-noirs, les discriminations, si on ne revient pas sur notre histoire coloniale, dont l'esclavage fait partie. Nous devons l'aborder frontalement, car connaître cette histoire, l'assumer, nous aidera à régler nos problèmes contemporains", a poursuivi l'ancien maire de Nantes.
 

Exit la salle Colbert à l'Assemblée Nationale

Samedi, Jean-Marc Ayrault a démandé à rebaptiser une salle Colbert à l'Assemblée nationale ainsi qu'un bâtiment de Bercy portant le nom du ministre à l'initiative en 1685 du Code noir.

"J'en appelle au président de l'Assemblée nationale et au ministre de l'Economie et des Finances : le moment est venu de trouver un autre nom pour ces lieux", écrit Jean-Marc Ayrault, dans une tribune au Monde, daté de dimanche et lundi.

"J'en appelle aussi au président de la République et au gouvernement, car cette pédagogie de la diversité concerne toutes les institutions. La France est depuis des siècles un pays d'ouverture et de fraternité. N'ayons pas peur de l'affirmer, de l'incarner, de le célébrer", a plaidé l'ancien chef du gouvernement socialiste.

L'ancien Premier ministre s'est attiré les foudres de la majorité.

Le président de l'Assemblée Richard Ferrand lui a répondu sur Twitter que "lutter contre le racisme exige de garder mémoire et raison". "23 ans Maire, 5 ans président de groupe à l'Assemblée, réuni en salle Colbert, Jean-Marc Ayrault n'a pas jugé utile de débaptiser ni la rue Colbert à Nantes ni cette salle".

 

Le passé en chiffres

Du milieu du 17e au milieu du 19e siècle, la France organise au moins 4220 expéditions négrières, dont une grande partie menée par les armateurs nantais.
Principaux ports Nombre d’expéditions :

Nantes : 1714
Le Havre :  451
La Rochelle : 448
Bordeaux : 419
Saint-Malo :  218
Lorient :  137
Honfleur : 134
Marseille :  88
Dunkerque :  41

Dans une moindre mesure, d’autres ports français participent aussi à ce commerce : Rochefort, Bayonne, Vannes, Brest, Morlaix, Dieppe, Cherbourg, Saint-Brieuc, Sète, Marans…

La place de Nantes dans le commerce négrier est paradoxale

Quand elle arme pour la première fois à la traite au 17e siècle, Nantes a un siècle et demi de retard sur le Portugal. Et, quand elle abandonne la traite vers 1830, elle le fait bien avant d’autres port comme Le Havre (1847), l’esclavage perdurant à Cuba jusqu’en 1886 et au Brésil jusqu’en 1888.
Nantes ne doit donc pas sa primauté à la durée de sa participation, mais à sa densité, avec l’organisation de 43 % des expéditions négrières françaises (soit environ 5 à 6 % de la traite atlantique européenne).

Au cours du 18e siècle, une part représentant 10 à 33 % du commerce maritime au long cours nantais correspond à des armements négriers, une autre part étant consacrée à l’économie de plantation esclavagiste.
Comme le rappelle l’historien Eric Saugera : « Plus qu’ailleurs, Nantes fit sienne l’argumentation négrière majeure : les colonies sont indispensables à la richesse nationale, les Noirs sont indispensables à leur mise en valeur, la traite est indispensable à son renouvellement. »1

En un peu plus d’un siècle, les navires nantais auront transporté plus de 550 000 captifs noirs vers les colonies.

Source : mémorial de l'abolition de l'esclave de Nantes
 
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Veuillez choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
Veuillez choisir une région
en region
Veuillez choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information