Bertrand Béchard est photographe depuis 25 ans. Il a longtemps travaillé dans la presse locale. Aujourd'hui installé à son compte il se lance dans des portraits de Nantais. Une série noire, comme l'époque...
Il a le regard noir comme ses derniers clichés. Bertrand Béchard est photographe depuis plus de vingt ans, intallé à Nantes depuis 2004. Un snipper de belles âmes. Et pour lui, elles le se sont toutes "l'ouvrier comme le patron, le patron, comme l'ouvrier".
Egaré dans les limbes de la presse quotidienne, je tente depuis plus de vingt cinq ans de comprendre mes contemporains avec un dosage harmonieux de mauvaise fois et d'humilité
"C'est en regardant un magazine Géo que je suis tombé dedans. J'avais 14 ans. Mes parents étaient abonnés. J'ai eu une révélation avec une couverture. Le portrait d'un australien, un mineur qui avait le visage recouvert de terre rouge. Le mec avait les yeux très très bleus. Je me suis dit c'est trop cool de faire un portait comme ça. C'est ça que je veux faire ! Je m'en souviens comme si c'était hier j'ai gardé le magazine", raconte Bertrand Béchard.
"Je me suis offert mon premier appareil avec le fric que j'économisais pour une mobylette"
L'adolescent, qu'il est à l'époque, racle les fonds de tiroirs. "J'en ai parlé à mon oncle qui faisait un peu de photo. Et je me suis offert mon premier appareil avec le fric que j'économisais pour m'acheter une mobylette. C'était un Minolta 7 000".
Bertrand décroche son bac à Châteauroux et se renseigne sur les formations. "J'ai trouvé une école à Paris, spécialisée dans la photo de presse. Je me suis fait un carnet d'adresses avec des professionnels."
Très vite, il entre sur le marché du travail. Ses premières piges, Bertrand Béchard les fait pour Harley Davidson. Déjà, il immortalise "des gueules".
A Paris, j'ai photographié des gros bikers qui préparaient des motos. Ils les transformaient un peu
Il fait ensuite ses premières armes dans des agences de la capitale. Puis à la Nouvelle République du Centre à Tours. "J'ai tourné dans pas mal de bureaux à l'époque. J'étais itinérant."
Il débarque à Nantes en 2002. Et il y reste. Là, il pige pour la presse quotidienne régionale. Il collabore longtemps avec le quotidien Presse Océan.
Le reportage, la presse c'est vraiment ce que j'aime. Mais à un moment, il faut faire un constat. La carte de presse ça paye pas le loyer et à bouffer. Tout s'est écroulé il y a quelques années, le prix des piges et tout le reste
Pour continuer a vivre de sa passion Bertrand Béchard se lance dans ce qu'il appelle "le corporate". "Depuis 2009, je suis photographe dans la com, la pub. Je travaille aussi pour les entreprises."
"Un traumatisme de voir les gens masqués"
Comme tout le monde depuis un an, Bertrand vit au rythme étouffant des confinements et couvre-feu. "C'est un traumatisme de voir les gens masqués. Mon appartement donne sur un petit square avec des jeux d'enfants. Et là, en regardant par la fenêtre, je vois des gens qui sont masqués avec leurs petits bouts de choux, je me dis, c'est horrible. On n'arrive même plus à savoir si les gens sourient, si les gens font la gueule. On ne voit plus les émotions. C'est un monde étrange", constate Bertrand, penché au balcon.
Avant la crise sanitaire, je suis allé au Japon. Je me marrais en voyant les Japonais masqués. Aujourd'hui je me rends compte qu'on vit comme eux. J'ai comme un ras le bol de voir le monde comme ça, stérile...
"J'étais malheureux de ne plus voir des gens entiers"
Avec l'arrivée du covid, vient la frustration : "J'avais fait pas mal d'auto-portraits, parce qu'on ne pouvait vraiment pas sortir. C'était galère. Le projet a commencé à mûrir à la fin de l'année 2020. J'étais malheureux de ne plus voir des gens entiers dans la rue. C'est né de là".
Comme les masques empêchent tout ou presque, le photographe décide de se lancer dans une galerie de portraits de Nantais. "Je ne voulais que des visages, donc je demande aux gens de venir habillés en noir. Je travaille sur fond noir, de manière à ce qu'il n'y ait que le visage qui ressortent. De temps en temps, il y a des détails qui pointent avec les mains ou autre mais je veux que l'on soit attiré, absorbé par le visage".
Je ne veux pas que les regards se portent sur autre chose que les visages. C'est très minimaliste. Et le choix du noir et blanc c'est parce que c'est encore plus réactif, plus immédiat.
De ses modèles, Bertrand n'attend rien. Devant l'objectif, c'est open bar : "Chacun fait ce qu'il veut, il y en même qui ont allumé une cigarette. On n'est pas obligé de me regarder, de sourire. On n'est pas obligé d'ouvrir les yeux. Je ne donne aucun ordre. Je n'attends rien de précis."
"Ce qui me plaît dans ce projet c'est la relation humaine"
Ce projet est un peu spécial, sans doute plus intime. Ce ne sont pas des portraits de commande. "Quand je travaille pour un client je suis obligé d'être un peu plus directif"
Ce qui me plaît là, c'est la relation humaine. Je discute avec les gens. Ce n'est pas que faire des photos. C'est aussi plonger dans une histoire. Tout le monde a des trucs à raconter. J'aime ce qu'il se passe avant et après la séance photo en elle-même. La rencontre, comme une tranche de vie
Et Bertrand aime photographier tout le monde, sans aucun à priori : " y'a des gens biens partout, y'a des cons partout"
Pour l'instant, 50 personnes ont posé. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux. Bertrand ne s'interdit rien "sauf les enfants, question de droits à l'image, les contraintes administratives, les autorisations sont lourdes à gérer".
Dans l'appartement nantais, transformé en studio, tout le monde est le bienvenu. "J'offre trois portaits à mes modèles qui ont eu la gentillesse de venir jusqu'à moi et de poser. C'est la moindre des choses".
"C'est un peu flou encore"
Bertrand pour l'instant ne sait pas ce qu'il va advenir de son travail. Le photographe avoue être dans le flou : "j'étais parti avec l'idée de faire une fresque sur une espèce de grande bâche qui recouvrirait un bâtiment nantais. J'avais vu ça, il y a très longtemps à Moscou. J'avais bien kiffé. C'était aux abords de la place Rouge. Il y avait un édifice en rénovation, sur lequel étaient placardés des portraits. J'avais trouvé ça super à l'époque".
Le photographe n'a pas encore d'idée très précise : "Pourquoi pas, aussi , une suite de portraits tous exposés à la suite les uns des autres, dans une rue, en ville, comme un parcours".
"Au début c'est de l'artisanat. Et puis au fur et à mesure que le temps passe, des gens trouvent ça chouette et t'encouragent. Ça t'échappe un peu et là tu te dis : faut que je me mette sérieusement à y réfléchir. Il faut vraiment que j'expose! Je me dis qu'il faudra peut-être que je contacte la métrople, pour qu'ils soient partenaire du truc".
Portraits de nantais from Jean-Sébastien Evrard on Vimeo.
La crise sanitaire a-t-elle changé l'oeil, le regard du photographe ? "Je me suis souvent posé cette question mais en fait, je n'ai pas de réponse. Ce que je sais en revanche, c'est que je suis malheureux, j'adore voyager. Pour moi c'est extêmement difficile de ne pas pouvoir se projeter. C'est pour cela que je me suis lancé dans cette série de portraits".
"Sans cette crise j'aurais peut-être fait moins radical. En plus, mes portraits, sont vraiment anti-Instagram. Je ne cache pas les rides. Je ne gomme pas ce que les gens considèrent chez eux comme des défauts. Là, je me suis dit j'y vais à fond, très noir, très contrasté. Je n'aurais peut-être pas fait ça sans le covid. J'aurais peut-être fait plus éclairé. Avec plus de lumière. Elle est peut-être là la différence. Il y a sans doute une part d'inconscient là dedans. Qui sait ?", s'interroge t'il.
Pour venir à bout de ce projet, 200 à 300 portraits sont nécessaires. Le photographe ne s'interdit rien, ni personne et attend encore des volontaires. Pour une rencontre au noir, les yeux dans les yeux.