Ils viennent du Mali, de Corée ou d'ailleurs. Adoptés par des familles françaises, leurs dossiers racontaient qu'ils étaient abandonnés ou orphelins. A l'âge adulte, ils sont nombreux à découvrir des pratiques illicites, allant jusqu'au vol d'enfant. Aujourd'hui, des collectifs s'organisent pour obtenir réparation. Nous avons recueilli trois témoignages de ces anciens enfants, à la recherche de leurs origines.
La vidéo avait été tournée par ses parents adoptifs, pour immortaliser la joie de ce moment. A l'aéroport, une dame tient par la main deux petits enfants noirs, venus du mali, et les pousse vers une femme qui les étreint, les couvre de baisers. Pour elle, c'est la naissance d'une famille. La petite fille sourit et se laisse embrasser. Mais son grand frère, lui, roule des yeux effrayés, esquisse un mouvement de recul.
"On le voit sur son visage, il est perdu"
Rachel Gitrouxcommentant la vidéo de son arrivée en France avec son frère
Rachel Gitroux n'a découvert que récemment ce document, qu'elle décrypte aujourd'hui : "Là, on arrive avec la dame de l'association, elle nous dit : ça c'est maman, ça c'est papa. Et c'est tout. On n'a pas plus d'explication. Pour mon frère qui a six ans, qui est grand, qui ne comprend pas pourquoi on l'a enlevé à sa maman... Pour lui, c'est très difficile. On le voit vraiment sur son visage, il est perdu. C'est brusque pour un enfant. C'est même un traumatisme."
Pendant toute son enfance, la jeune femme a cru qu'elle avait été abandonnée par sa mère, dont seul son frère se souvenait. "Rappelle-toi, elle n'avait pas de jambes", disait-il à sa petite soeur, car il se souvenait que leur mère, qui travaillait sur les marchés, était handicapée.
"Votre mère était malade, elle savait qu'elle allait mourir", voilà l'histoire que racontaient leurs parents adoptifs, celle que leur avait donnée l'association Rayon de Soleil de l'enfant étranger. Celle que les deux enfants ont cru, jusqu'à la communication de leur dossier à l'âge adulte. Dans la pochette épaisse, Rachel découvre alors des documents incohérents, truffés d'irrégularités.
Vendus par une tante à une association
Le nom qui figure sur son visa n'est pas le même que celui du passeport, lui-même différent de celui que l'on trouve sur les formulaires de l'association Rayon de soleil de l'enfant étranger. Sur l'un des documents venant d'un hôpital, le nom de famille a été corrigé au blanco.
On lit par transparence un autre nom. Sogodogo. Aujourd'hui, Rachel sait qu'il s'agit de celui de son père : "Il y a du blanco parce que s'il y avait eu le nom du père, on n'était pas adoptables parce qu'il y aurait eu un des parents vivant."
Il ne faudra que quelques jours à la jeune femme pour retrouver sa mère biologique. Au Mali, la photo de Rachel et son frère avait été diffusée dans la presse et sur Internet par un collectif de parents recherchant leurs enfants.
Pendant toutes ces années, leur mère n'avait jamais cessé de les chercher. Elle s'était même rendue, en fauteuil roulant, devant le siège parisien de l'association qui avait procédé à l'adoption. Les retrouvailles ont lieu en visioconférence, Rachel à Cholet, dans le Maine-et-Loire, sa mère au Mali. Très vite, elle raconte à sa fille comment une tante, qui devait les garder, a vendu les enfants à une intermédiaire qui travaillait pour "Rayon de soleil de l'enfant étranger".
Une plainte du collectif des adoptés du Mali
Si, depuis quelques mois, l'association ne peut plus opérer de nouvelles adoptions internationales, elle était à l'époque l'un des premiers acteurs français du secteur, à l'origine de l'arrivée en France de plus de 7 000 enfants, depuis les années 1970.
C'est en décembre 2022 qu'un arrêté ministériel suspend son agrément, suite à de trop nombreuses mises en causes de ses pratiques et de sa probité. Quelques mois auparavant, la justice a ouvert une enquête suite à la plainte déposée en 2020 par Rachel Gitroux et huit autres personnes, réunies au sein du collectif des adoptés français du Mali.
Les faits les plus graves étant prescrits depuis longtemps, le dépôt de plainte porte sur l'escroquerie que les deux avocats, Noémie Saïdi-Cottier et Joseph Bréham, ont mis au jour dans les dossiers d'adoption de leurs clients.
De nombreux dossiers s'appuyaient en effet sur la procédure locale dite "adoption protection", l'équivalent d'une délégation temporaire d'autorité parentale, comme l'explique Joseph Bréham.
"L'association correspondante de Rayon de soleil de l'enfant étranger allait voir des parents, les uns après les autres, et leur proposait un système d'adoption protection. Elle leur disait : on va confier votre enfant malien à des parents français, et à 18 ans, ils reviennent. Rayon de soleil de l'enfant étranger prenait ce jugement d'adoption protection, expliquait que c'était un jugement d'adoption plénière, c'est à dire un jugement où on rompt les liens de filiation avec les parents biologiques. Puis elle allait voir des juges français en leur demandant de transformer ce jugement d'adoption protection malien en jugement d'adoption plénière français."
Pour me rassurer, mes parents biologiques m'avaient dit : ne t'en fais pas, tu vas revenir. Mais je ne comprenais pas pourquoi on venait me chercher
Thomas JuvinAdopté au Mali
A la clé, la promesse d'une meilleure éducation, de meilleurs soins pour leurs enfants. C'est ce qu'ont cru les parents de Thomas Juvin, cinq ans et demi à l'époque de son adoption. Il se rappelle de la grosse voiture venue le chercher dans son village, pour l'emmener d'abord dans une maison au centre du Mali, puis de ce vol de nuit en direction de Paris.
"Pour me rassurer, mes parents biologiques m'avaient dit : ne t'en fais pas, tu vas revenir. Mais je ne comprenais pas pourquoi on venait me chercher", dit-il en se remémorant la grosse crise de larmes lors de cet arrachement.
Pendant des mois, il se souvient être resté mutique, dans une famille adoptive dont il ne comprenait pas la langue. "C'était beaucoup de cauchemars la nuit. J'étais entouré de ma famille biologique, j'avais mes frères et mes soeurs et du jour au lendemain, je me retrouve tout seul dans un pays que je ne connais pas."
A son départ, les parents de Thomas lui ont confié un petit sac à dos contenant des objets du pays et un album photo. Sur l'une d'elles, on voit le jeune garçon debout sur le dos d'une grosse tortue de terre, qu'il se souvient avoir sauvée d'un feu de brousse et qui était devenue son animal de compagnie.
Mais à son arrivée en France, l'album a disparu du sac à dos. "Je ne sais pas si c'est parce qu'ils voulaient couper le lien, pour que j'oublie que j'avais une famille biologique" suppose Thomas Juvin. Longtemps, il sera convaincu qu'il a des frères et soeurs. A 18 ans, il posera la question à l'association Rayon de soleil de l'enfant étranger.
Ce n'est pourtant que des années plus tard qu'une de ses soeurs parvient à retrouver sa trace. Elle a été adoptée à Angers, lui est au Mans, trois autres frères et soeurs se trouvent dans d'autres villes françaises. Les retrouvailles sont à la fois émouvantes et difficiles.
A cause de cette enfance volée, deux de leurs frères et soeurs présentent de lourdes séquelles psychologiques. Quant au reste de sa famille malienne, Thomas n'a jusqu'ici que des contacts épisodiques, via les réseaux sociaux. A l'exception d'un frère, tous parlent bambara, une langue que lui a oubliée depuis longtemps.
Des abus documentés depuis longtemps
Les abus qui entourent les adoptions internationales étaient connus, documentés depuis longtemps.
C'est ce que montre l'étude historique publiée en mars 2023 par deux chercheurs de l'université d'Angers. Fabio Macédo, post-doctorant, et Yves Denéchère, professeur d'histoire contemporaine, ont recensé les sources disponibles en France sur les irrégularités dans le domaine de l'adoption à l'étranger.
"On le sait désormais, que les pratiques illicites dans l'adoption internationales étaient connues des services de l'Etat, et de manière générale, des acteurs de l'adoption internationale, que ce soit dans les pays d'origine ou dans les pays d'accueil comme la France. Tout cela était connu au moins depuis les années 80. Des irrégularités qui accompagnaient des adoptions tout à fait en règle", explique Fabio Macédo.
Est-ce que ce sont des cas isolés, est-ce que parfois ils relèvent du système lui-même?
Yves Denéchèreprofesseur d'histoire contemporaine
Pourtant, les adoptions se poursuivent par vague, jusqu'au pic des années 2000 où près de 4 000 enfants étrangers sont adoptés chaque année en France. Pourtant, régulièrement, des témoignages sortent dans la presse, dans des livres, et font parfois les gros titres, comme l'affaire de l'Arche de Zoé lorsque des membres d'une association qui déclarait venir en aide aux orphelins sont arrêtés au Tchad, alors qu'ils s'apprêtaient à embarquer 103 enfants dans un avion pour la France.
"Est-ce que ce sont des cas isolés, est-ce que parfois ils relèvent du système lui-même ? C'est une grande question et il faudra d'autres études pour y répondre véritablement. Mais oui, tous les acteurs savaient qu'il y avait des irrégularités, qu'il y avait des pratiques illicites. Et une question qu'on peut se poser, c'est pourquoi ça a duré si longtemps ?", s'interroge Yves Denéchère.
Aujourd'hui, les adoptions internationales sont devenues plus rares : 232 en France pour l'année 2022. En cause, une règlementation plus restrictive dans de nombreux pays, où le départ vers l'étranger ne peut plus être envisagé que lorsque toutes les possibilités d'adoptions dans le pays d'origine ont été épuisées. Les progrès de la procréation médicalement assistée ont aussi fait baisser le nombre d'infertilités totales. Enfin, l'adoption internationale n'a plus vraiment bonne presse.
Personne n'a de souvenir. Je ne suis pas du tout répertoriée aux enfants abandonnés, dans les orphelinats aux alentours. Rien du tout.
Laëtitia Deschampsadoptée en Corée du Sud
De nombreux adoptés se sont organisés en collectifs pour réclamer justice et vérité. A Laval, Laëtitia Deschamps fait partie de l'association RAIF, réseau des adopté.es à l'international en France. Elle, vient de Corée du Sud.
Depuis bientôt dix ans, elle a entamé une démarche de recherche de ses origines. "Plus j'avance, plus je découvre des incohérences", explique-t-elle.
Selon les pièces de son dossier, elle a été trouvée bébé dans une agence d’autocars du district de Mapo. Puis, elle aurait été conduite dans un centre d'accueil pour adultes handicapés, où elle aurait passé plusieurs mois avant d'être offerte à l'adoption internationale.
En 2014, Laëtitia s'est rendue sur place, elle n'a trouvé aucune trace de son histoire dans les registres officiels, et ses recherches sur place, avec l'aide d'une amie, elle aussi adoptée illégalement, n'ont rien donné. "Une employée des affaires sociales a mené des enquêtes avec la police dans cette ville-là. Rien. Personne n'a de souvenir. Je ne suis pas du tout répertoriée aux enfants abandonnés, dans les orphelinats aux alentours. Rien du tout. Donc déjà, on se dit que d'emblée, l'information qui était dans le dossier est fausse. »
Des adoptions en proportions industrielles
Aujourd'hui, Laëtitia pense qu'elle a sans doute été victime d'un kidnapping. En effet, après la guerre de Corée, en 1953, le pays avait instauré un dispositif pour encourager les adoptions internationales. Des agences privées se créent pour faciliter le départ des enfants, et le système prend, à partir des années 1980, des proportions industrielles.
Sur le dossier de Laëtitia, une référence permet de prendre la mesure du phénomène. La référence K84-3957 indique que pour l'année 1984, elle est la 3 957e enfant à quitter son pays. "Et l'année n'était pas terminée", indique-t-elle.
En tout, ce sont près de 200 000 enfants sud coréens qui ont quitté leur pays pour l'adoption internationale. "Mes parents adoptifs ont payé plus de 25 000 francs. Aujourd'hui, l'adoption est plus difficile, et un enfant coréen "coûte" environ 50 000 dollars" explique Laëtitia, pour qui ce système a permis d'enrichir les agences et le gouvernement de son pays d'origine.
En comparant son dossier avec ceux d'autres adoptés, elle a pu constater qu'ils avaient tous à peu près la même histoire : "Trouvés dans la rue. Dans les années 1980, la Corée avait à peu près le PIB du Portugal. Pourtant, les parents coréens ne sont pas fondamentalement différents des parents portugais, qui n'ont jamais abandonné des centaines de milliers de bébés dans la rue."
Alors que peu à peu, la Corée du Sud réalise que les autorités ont sans doute "fabriqué" des orphelins, Laëtitia a laissé son ADN auprès d'un organisme local, avec l'espoir qu'un jour, ses parents biologiques se manifestent à leur tour. "Mais à l'époque, quand un enfant disparaissait, les gens ne faisaient pas le lien avec l'adoption internationale", précise-t-elle.
Le système de l'adoption internationale remis en cause
Arrivée en France à l'âge de deux ans, Laëtitia a essayé l'hypnose, en vain, pour essayer de retrouver des souvenirs. Avec ses parents adoptifs, des liens existent encore, mais ils sont distants.
Thomas, lui, est resté proche de ceux qui l'ont élevé. Il considère qu'eux aussi ont été victimes de cette fraude à l'adoption.
Quant à Rachel, elle a vécu une enfance fusionnelle avec sa mère adoptive, puis l'arrachement à 17 ans, quand cette dernière est décédée : "Mon père nous a mis à la porte, mon frère et moi, en disant qu'il n'avait jamais voulu d'enfants noirs."
L'association Rayon de Soleil de l'enfant étranger n'avait apparemment jamais vérifié les motivations ou la stabilité psychologique de ce père, qui avait pourtant passé dix années en prison avant d'adopter des enfants.
Pour Laëtitia, Rachel, Thomas, l'espoir est d'obtenir réparation pour leurs enfances volées. Mais comme beaucoup d'adoptés, ils souhaitent aussi une profonde remise en cause du système d'adoptions internationales, comme le résume Rachel.
"Ce n'est pas une vérité de se dire que l'enfant qui est dans un pays pauvre vivra mieux avec des parents blancs. C'est utopique de croire ça, et aujourd'hui, mon seul souhait, c'est que les adoptions internationales cessent. Toutes."