Les sourds ont créé leur hashtag pour dénoncer les violences et les maltraitances dont sont victimes les enfants depuis des dizaines d’années. Un article paru dans Mediapart a eu un effet déclencheur au sein de la communauté qui dévoile ses traumatismes.
Il a suffi d’un article publié par Mediapart (article payant) sur les accusations de maltraitances commises au sein de l’institut public Gustave-Baguer d'Asnières-sur-Seine dans les Hauts-de-Seine, spécialisé dans l'enseignement pour jeunes atteints de troubles auditifs, pour que les traumatismes liés à une éducation mise en place depuis des dizaines d’années remontent à la surface.
À la suite de cette publication au début du mois d’avril, la fédération Nationale des sourds de France (FNSF) a lancé le #MeTooSourd afin de recueillir des témoignages en vue d’accompagner d’éventuelles plaintes et surtout de dénoncer les conséquences délétères induites par la prise en charge des enfants au sein d’écoles spécialisées.
" Nous souhaitons élaborer un livre noir de l’éducation des enfants sourds et le transmettre au défenseur des droits. Ce qui se passe en milieu scolaire n’est pas normal et il faut que cela cesse " explique Ronit Laquerrière-Leven, la vice-présidente de la FNSF.
Pour l’heure, réunies sous le #MeTooSourd, de nombreuses vidéos en langue des signes ont été postées par des personnes sourdes pour dénoncer les humiliations, les violences, les maltraitances quasi-ordinaires qui leur ont été faites au cours de leur scolarité, en milieu ordinaire ou dans des écoles spécialisées.
Des mails aussi sont parvenus à la FNSF. Une vingtaine. Pour Ronit Laquerrière-Leven, ce n’est qu’un début.
Certains témoignages relèvent du pénal
"Il n’est pas évident pour les sourds de témoigner, il y a une gêne, à exposer ses problèmes car la communauté est petite et parfois certains ont honte ou n'ont pas conscience que ce qu'ils ont subi est de la maltraitance. Les gens n’ont pas forcément envie d’exposer leurs situations publiquement ".
En attendant de réunir suffisamment de preuves pour aller en justice, la FNSF a écrit " une lettre commune avec d'autres associations de familles de sourds aux divers ministères pour leur demander de diligenter une enquête ".
Mais la Fédération compte aller plus loin, d’autant que certains témoignages relèvent du pénal. Maltraitance physiques, viols. Une plainte a d’ailleurs été déposée le 7 avril par un jeune de 15 ans.
Il faut que la parole se libère
" Nous attendons que d’autres témoignages nous arrivent. Il faut surtout que les jeunes actuellement scolarisés se confient et racontent ce qu’ils vivent au quotidien ".
Pour Ronit Leven, ce qui se passe au sein de L'institut public Gustave-Baguer d'Asnières-sur-Seine ne relève ni d'un cas isolé, ni de "dysfonctionnements", contrairement à ce qu'indique la ministre de la santé et des solidarités dans un post Facebook.
"Et on aurait tort, poursuit-elle, de vouloir faire porter le chapeau à la seule direction de l’établissement incriminé dans cette affaire. Pas question d’en faire un mouton noir. Il faut chercher plus profondément les causes de ces maltraitances dans les méthodes d’éducation prônées dans ces établissements spécialisés ".
Pour la FNSF, la maltraitance institutionnelle vient pour une grande part "du manque de compétences, de méthodes éducatives inadaptées de la part des équipes", d'une méconnaissance aussi de la langue et de la culture sourde.
L’analyse est la même pour l’association nationale des parents d’enfants sourds. Catherine Vella, sa présidente, se bat depuis des années pour dénoncer la prise en charge des enfants sourds.
" Le problème de fond, c’est l’image que l’institution a de ces enfants. C’est une image très dégradée."
"Un enfant sourd est d’abord perçu comme un enfant malade, à réparer, un enfant incompétent !"
"Ces enfants sont déconsidérés, un peu comme le sont les aborigènes en Australie"
Catherine Vella fulmine. Selon elle, ce qui s'est déroulé derrière les murs de l'institut Gustave Baguer, n'est que "le petit bout immergé de l'iceberg" et le mépris de l'institution est général "envers ces enfants que l'on ne considère justement pas comme des enfants. Et comme on ne comprend pas leur langue, on a tendance, dans ces instituts, à les considérer comme des déficients".
On les met à l’écart, on leur demande d’être sages, gentils et une fois devenus grands d’accepter le premier petit boulot venu
"On ne leur demande pas de bosser, on ne leur explique pas leurs droits et devoirs, on leur promet l’allocation adulte handicapé. C’est exactement ce qui se passe avec les peuples autochtones, les aborigènes en Australie, les indiens au Canada ".
La présidente de l’association, maman de trois enfants dont le cadet, Vincent, est sourd, n’y va pas par quatre chemins.
" Dans ces instituts, les enfants semblent n'être là que pour remplir les plannings des professionnels, pas pour leur épanouissement personnel. Psychiatres, psychologues, orthophonistes, éducateurs, psychomotriciens… Ils sont nombreux à vivre de ce système financé par les ARS (agences régionales de santé) ".
Les parents et les enfants sont pieds et poings liés à ces institutions
"Dans ces écoles, la langue des signes est proscrite, on veut à tout prix que les enfants oralisent. En les considérant uniquement comme des enfants handicapés, on ne leur permet pas de s’exprimer. À qui peuvent-ils se confier ?"
Catherine Vella milite auprès des familles pour qu’elles continuent de communiquer avec leurs enfants, en marge de leur prise en charge institutionnelle. Elle incite notamment les parents entendants d’enfants sourds à apprendre la langue des signes, comme elle l’a fait elle-même pour son fils.
Je me bats pour dire aux parents : vos enfants ont de la valeur. Ne les laissez pas aux mains des éducateurs !
" Dans ces écoles spécialisées, dès leur enfance, on décide pour eux de ce qu’ils deviendront. On ne considère pas que ce sont des enfants à instruire, à former en tant que citoyens. La seule perspective professionnelle qu’on leur offre c’est au mieux de passer un CAP. Résultat, cela engendre beaucoup de violence, qu’ils retournent souvent contre eux-mêmes en tentant de se suicider, et de dépression. 60% de dépressions constatées chez les ados sourds. C’est énorme."
Des lacunes au sein de l’enseignement pour les jeunes sourds
Pour Ronit comme pour Catherine, la cause de cette violence institutionnelle, c’est le manque d’accompagnement humain adapté aux besoins de l’enfant sourd. Et notamment la place de l’enseignement en langue des signes. Il faut savoir qu'en France, les parents d'enfants sourds n'ont aucune aide pour apprendre la langue des signes et ainsi établir un lien, échanger avec leurs enfants. En revanche, la "médicalisation", l'implantation, le suivi en institution est financé par l'état.
"Pour nous à la FNSF, la logique de la prise en charge éducative des enfants sourds c’est d’abord la possibilité d’être instruits au sein des PEJS (Pole d’enseignement jeunes sourds en milieu ordinaire) qui pratiquent un enseignement adapté de la maternelle au lycée. Ensuite, s’il y a des problèmes, des troubles associés, il faut mettre les moyens d’accompagner l’enfant avec des AESH (accompagnant des élèves en situation de handicap) et en dernier recours inscrire les enfants dans des écoles spécialisées…mais aujourd’hui en France, on fait tout le contraire ! On privilégie d’abord l’éducation spécialisée ".
Selon les associations sourdes, le système français a, de tout temps, mis en avant le progrès, la technicité et la science au détriment de l’enseignement de la "langue naturelle" des sourds. Pour remédier aux dérives de la prise en charge médico-éducative, il faudrait developper l’enseignement bilingue (en français/ langue des signes) afin de permettre à ces jeunes de grandir, de se construire.
Depuis des années, les associations militent pour une vraie reconnaissance de la langue des signes et que l’on abandonne "l’idéologie" de l’expression vocale.
" On me demande souvent de parler, d’oraliser confie Ronit Laquerrière-Leven… Est-ce que l’on demande à un aveugle de faire des efforts pour voir ? C’est ce qui se passe dans les instituts spécialisés : on demande constamment aux enfants de faire des efforts pour parler ou lire sur les lèvres ".
Catherine Vella renchérit, et pointe un paradoxe : " On propose de la langue des signes à la maternelle pour permettre aux tout-petits entendants de s’exprimer avant l’acquisition du langage. Les pédiatres reconnaissent que la langue des signes est un formidable moyen de communication pour développer le potentiel des enfants, en revanche les enfants sourds n’y ont pas droit !"
Il faut toujours se battre pour qu’il y ait des professeurs ou des éducateurs qui sachent signer en face des enfants qui sont scolarisés en milieu ordinaire
Les parents eux-mêmes se sentent perdus. Lorsque leur enfant est dépisté sourd, ils sont bien souvent orientés vers des solutions médicales (implants, appareillages) qui leur promettent d’atténuer, voire d’éradiquer la déficience auditive de leur bébé. Mais la langue des signes ne fait pas partie du panel de propositions. Dans de nombreuses familles, la communication est d’emblée compromise entre l’adulte et l’enfant qui ne parlent pas la même langue. Et le gouffre se creuse quand arrive le temps de scolariser l’enfant.
Selon les associations, faute de soutien, d’accompagnement, beaucoup de parents et d’enfants démissionnent. Un phénomène qui se traduit par un chiffre éloquent : 40% des élèves disparaissent des statistiques éducatives après le collège.
Quelques chiffres
En 2019, en France on comptait 10 400 élèves sourds ou malentendants.
Parmi eux 7 700 étaient scolarisés en milieu ordinaire, 2 700 dans des instituts socio-médicaux.
1 000 élèves suivent une scolarité dans des classes pour élèves sourds au sein d’établissements ordinaires.