En août 1973, le barrage hydro-électrique de Sainte-Croix, formant un lac artificiel entre le Var et les Alpes-de-Haute-Provence, commence à être mis en eau. Ce projet, destiné à sécuriser l'alimentation en eau potable de la Provence, a bouleversé le paysage et la vie des habitants locaux.
Quel temps pouvait-il bien faire, ce jeudi 16 août 1973 ? L'atmosphère était-elle plus lourde qu'à son habitude, en cet été très chaud ? "Premières eaux à Sainte-Croix. Jeudi, le barrage recevra le premier des 780 millions de mètres cubes qu'il est destiné à contenir", avait titré en amont Le Méridional, un ancien quotidien régional de droite, ancêtre de La Provence.
Le grand jour avait donc fini par arriver, synonyme d'appréhension mêlée d'excitation, comme toujours en de pareilles circonstances. Un projet de titan, de ceux qui changent le cours des choses et marquent l'histoire locale, allait bientôt se concrétiser. L'aboutissement d'une idée vieille de plusieurs décennies, déjà esquissée par le président du Conseil Georges Clemenceau, en visite dans le secteur en 1908.
Pour la première fois, le majestueux barrage hydro-électrique de Sainte-Croix, gigantesque bouclier haut de 93 mètres et large de 138 mètres, allait se retrouver les pieds dans l'eau, donnant progressivement naissance au troisième plus grand lac artificel de France, appelé à devenir un haut lieu touristique entre le Var et les Alpes-de-Haute-Provence.
Alimenter la Provence en eau potable
"Il y avait deux enjeux essentiels pour la construction de ce barrage, détaille Ludovic Barthélémy à France 3 Provence-Alpes-Côte-d'Azur : électrifier la région et sécuriser l’alimentation en eau potable et en eau agricole de la Provence, un véritable défi à l'époque."
En 1973, l'ingénieur EDF en charge des opérations sur le barrage de Sainte-Croix, veste en tweed et nœud papillon, vantait la démesure de son ouvrage devant une caméra de télévision : "La quantité de béton que nous avons mise en œuvre est dérisoire par rapport à la quantité d'eau que nous allons stocker derrière (...). Il suffit d'1 m3 cube de béton pour retenir 15 000 m3 d'eau, ce qui est exceptionnel et même très rare en Europe."
Loin de partager l'enthousiasme des uns, d'autres s'étaient levés la mine déconfite, ce même matin du 16 août 1973. Comme noyés d'angoisse. Eux, ce sont les quelque 150 habitants des Salles-sur-Verdon, à qui l'on demandait depuis des mois d'évacuer leur village, bientôt promis à une mort certaine, avalé par une mer d'eau gargantuesque. L'abysse dans la vallée.
"C’est une honte, on est lésés sur toute la ligne, s'insurgeait devant une caméra de l'ORTF un grand-père du cru, béret alpin et fine moustache blanchie par le temps. Il n'y a rien de correct, il n'y a rien d’humain, ils nous dépouillent."
Déterminé à ne pas lâcher ses terres des Salles-sur-Verdon sans une indemnisation suffisante, un autre habitant explosait : "Nous ne partirons pas ! On résistera ! On a bien résisté pendant la guerre..."
À l'arrivée, lui aussi avait dû partir. Comme tous les autres.
Les Salles-sur-Verdon, un village reconstruit
Certes une autre commune, pâle copie aux dires des autochtones, était en cours de construction à quelques kilomètres de là, portant le même nom des Salles-sur-Verdon. Mais le cœur n'y était plus. Passé soixante ans (l'âge de la plupart des locaux à l'époque), on ne repart plus de zéro si facilement.
"On avait des vaches, de la culture de lavande, des pommes de terre, des truffes, énumère une habitante, témoignant pour l'ORTF dans le reportage ci-dessous. Là-haut, je ferai la plonge à l'hôtel." Ou encore ce paysan : "Maintenant, je suis obligé de me lancer dans la restauration."
Vidéaste amateur, René Grosjean avait, lui aussi, capté les derniers moments de vie aux Salles-sur-Verdon, caméra au poing. Pour ne pas oublier.
"Tout cela pourrait servir aux nouvelles générations. Ce serait dommage que ça se perde", déclarait-il à France 3 Provence-Alpes-Côte-d'Azur.
Tant s'est pourtant déjà perdu. Englouti, le pont d'Aiguines, où ont été tournés des scènes du film Jeux interdits de René Clément, en 1952. Noyées, les grottes du paléolithique qui se situaient dans les environs. Anéantis, les paysages agricoles ou le hameau de Fontaine-L'Évêque.
"Autrefois, un bassin, entre les Grandes et Basses Gorges, s'épanouissait en une débauche de parcelles colorées, écrit l'enseignante Lucette Poncin dans La vallée de verdon avant le lac, paru chez C'est-à-dire éditions. Un autre monde que la montagne pastorale des hauteurs d'Aiguines et de Moustiers, que les terres aux cailloux ronds du plateau de Valensole."
Depuis, le lac de Sainte-Croix s'est fait une place de choix dans la mythologie touristique provençale, que nul ne songerait plus à remettre en cause. Mais il abrite aussi des fantômes que beaucoup ignorent : ayons au moins une pensée pour eux, tout en bronzant sur nos pédalos à la surface des eaux turquoise.
Alors peut-être, tout n'aura pas été perdu.