"Une splendeur ! Tout est beau, le site, le terrain, le bâti!", souffle un policier, résumant le tableau enchanteur qu'offre la villa du Cap d'Antibes au coeur de l'affaire qui vaut au milliardaire russe Souleïman Kerimov d'être mis en examen pour blanchiment aggravé de fraude fiscale.
Sur la Côte d'Azur, l'affaire apparaît hors normes en raison des sommes en jeu : "500 à 750 millions d'euros entrés clandestinement en France", selon le procureur de Nice, mais elle en rappelle d'autres ayant pour cadre ces villas d'exception, associées à des noms illustres, passés ou présents.
La villa de Coco Chanel, le palais Bulle de Pierre Cardin, la dernière maison de Picasso: ces maisons mythiques font la renommée de la Côte d'Azur mais aussi, parfois, sa réputation sulfureuse.
Le promeneur n'en voit le plus souvent que les hauts murs, les miradors, ou les noms évocateurs sur une plaque vissée à l'entrée, mais rarement le propriétaire, et encore moins l'intérieur. Pour protéger sa vie privée, un Roman Abramovitch, le milliardaire russe patron du club de foot de Chelsea, a même fait construire sa piscine sur le toît, à l'abri des paparazzis.
La liste des villas ayant fini dans la chronique judiciaire est longue: le "Château de la Garoupe", aujourd'hui confisqué, pour le milliardaire russe Boris Berezovski, retrouvé pendu en 2003 en Angleterre; une villa à Saint-Tropez pour la fille de l'ex-président ouzbek Islam Karimov, aujourd'hui emprisonnée en Russie; des demeures du clan présidentiel gabonais Bongo, selon l'association Transparency International, au coeur de la lutte contre les "biens mal acquis".
"Des villas vides revendues tous les 6 mois!"
La pharaonique villa du promoteur Christian Pellerin, creusée en cachette dans la roche, a quant à elle été démolie en 2002. Mais elle est restée dans les annales comme le plus sévère jugement en matière d'infraction à l'urbanisme, même si le volet politique et financier de l'affaire est resté "impuni", rappelle la journaliste d'investigation Hélène Constanty dans son livre "Razzia sur la Riviera".
Evoquant l'affaire Kerimov, révélée initialement par Nice-Matin, le procureur de Nice Jean-Michel Prêtre n'y voit pas un cas isolé: "Je soupçonne qu'il y en (ait) d'autres."
Mais le nombre de déclarations de soupçon à l'organisme de lutte contre le blanchiment Tracfin est "faible par rapport au type de transactions, à la nature et à l'activité économique qu'on peut trouver ici" sur la Côte d'Azur, déplore-t-il. "Les trois beaux caps (Cap Martin, Cap Ferrat et Cap d'Antibes) sont quand même investis par des gens qui ont des moyens."
"Le cadre juridique est bon, mais les moyens ne sont pas adaptés et c'est pour ça qu'on a 80 milliards d'euros qui s'évaporent chaque année. Il y a quand mêmes des villas magnifiques vides, vendues et revendues tous les six mois!", critique Jean-Christophe Picard, président de l'association de lutte contre la corruption et la fraude fiscale Anticor.
En novembre, le procureur de Nice a mis les pieds dans le plat et réuni, avec le directeur de Tracfin, 400 enquêteurs et représentants de professions réglementées de la région (notaires, comptables, agents immobiliers, etc) pour comprendre pourquoi ces derniers rechignent à saisir Tracfin.
Peur? Complaisance? Dessous de table? "Ca nous est arrivé qu'on nous le propose, souvent quand ça passe par un intermédiaire", reconnaît anonymement le vendeur d'un réseau immobilier très haut de gamme à Antibes. "On est en première ligne, mais en tant que commerçant, on ne peut pas demander telle ou telle pièce qui anéantit la relation avec le client dès le départ", explique-t-il.
"Avant de faire visiter des propriétés chères, et pour éviter aussi de déranger le vendeur, on vérifie les identités et on demande des lettres d'évidence de fonds auprès de la banque. On en profite pour savoir où est l'argent, la provenance de l'acquéreur, si c'est un profil à risques pour éviter d'être embêté par Tracfin", poursuit-il.
Dans l'affaire Kerimov, c'est une banale planque de la brigade des stupéfiants qui a mis les enquêteurs sur la piste des mouvements suspects d'argent liquide. La vente de la villa "Hier" pour 35 millions d'euros --un montant sous-déclaré comparé au prix de 127 millions réellement payés selon l'enquête-- n'avait pas attiré l'attention.
Un bon placement
Interrogés par l'AFP, ni la direction générale des impôts, ni Tracfin n'ont voulu communiquer les seuils de transaction immobilière déclenchant une procédure de vigilance, ou le volume de signalements et d'enquêtes Tracfin sur la Côte d'Azur.
Souvent chargées d'histoire, les villas de la Riviera française ont pourtant un point commun: leur prix élevé, garantie d'un cadre agréable mais aussi bon moyen de placement, comme les oeuvres d'art.
Elles font vivre de nombreux artisans et professionnels qui profitent des goûts de luxe de leurs propriétaires. Dans le dossier Kerimov, un architecte a facturé 1,5 million d'euros et pris 800.000 euros en espèces, selon une source proche du dossier.
Si le montage financier est bien ficelé, l'argent passe sous les radars du fisc français et étranger et est à l'abri des convoitises, qui d'une épouse en cas de divorce, qui d'une commission rogatoire russe en cas de disgrâce politique --comme pour Boris Berezovski.
A la revente, les parts d'une société civile immobilière (SCI) peuvent être cédées sous seing privé, sans notaire, et "des sociétés écrans s'occupent des transactions offshores", explique un enquêteur.
Dans le cas de Kerimov, pas moins de trois années d'enquête ont été nécessaires pour remonter jusqu'à l'oligarque russe, que des banques, dont Barclays et la Société Générale Monaco, ont désigné comme le véritable bénéficiaire de comptes litigieux.
Mercredi, il a échappé à la détention provisoire réclamée par le parquet, mais la chambre d'instruction de la cour d'appel d'Aix-en-Provence l'a contraint à payer une caution de 40 millions d'euros.