Qui pourrait imaginer, aujourd'hui, que "La Bonne Auberge", le restaurant situé sur la RD 6007, entre le Marineland et la gare de Biot dans les Alpes-Maritimes, a été l'un des temples de la gastronomie française et l’établissement incontournable des plus grandes stars du XXe siècle ?
L'histoire de "La Bonne Auberge" débute en 1938.
C'est une histoire de familles. Celles des Baudoin et des Pistonatto. C'est Edouard Baudoin, le père et beau-père de Vincent Baudoin et Antoinette Baudoin, née Pistonatto, qui achète la propriété. C'est le couple qui dirige l'établissement jusqu'en 1972. La grande bâtisse provençale qui borde la N7 devient, restaurant.
Pour y accéder, rien de plus simple. Suivre la nationale 7, aujourd'hui la RD 6007, qui relie Cannes à Monaco.
Le secteur de la restauration n'est pas inconnu aux deux familles. Vincent Baudoin travaillait, avec son père Edouard, au Palais de la Méditerranée à Nice (celui, à l'époque, qui était sur pilotis et qui fut détruit par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale) et au Casino de Juan-les-Pins que son père avait racheté en 1923.
Sa belle-fille, Antoinette, elle, est issue d’une famille de restaurateurs monégasques. Ses parents tenaient "La Réserve" de Monte-Carlo.
Toutes les conditions du succès réunies
L'emplacement de l'affaire est parfait. Impossible de ne pas passer devant le restaurant. La Nationale 7 étant la seule route du bord de mer, à l'époque.
Aujourd'hui, "Le comptoir 233 Antibes" se situe partiellement sur l'emprise de "La Bonne Auberge" d'antan.
L'immense mas est niché au cœur de terres de maraichages et de vignes qui font partie de la propriété. En période difficile, de quoi être autosuffisant en légumes, vins, volailles et lapins. L'avenir prouvera combien ce choix fut judicieux. La Seconde Guerre mondiale éclata un an après son ouverture.
La famille emploie près de 50 personnes, un barman, deux sommeliers, une vingtaine de serveuses, habillées en chemisier rose rayé et jupe plissée bleu marine, Pascal, le pâtissier et un assistant, trois plongeurs dont un s'occupe du poisson quand les pêcheurs d'Antibes viennent le livrer.
Et bien sur, une douzaine de cuisiniers qui compose la brigade du Chef qui maintient le niveau étoilé.
Quatre personnes travaillaient les terres : vignes, cultures légumières, basse cour et lapins du pigeonnier. Pour une grande partie, tout ce monde logeait sur place.
Femme de tête, à forte personnalité, Antoinette gère tout ce personnel aidé par sa nièce et son neveu, Andrée et Gaston Wolff qui veillent au service, à la réception et s’occupe de l’achat des grands vins.
Tout est donc prêt pour accueillir le succès... qui ne se fait pas attendre.
1939 – 1980 : pluie d’étoiles… Michelin !
Dès l’année suivante, en 1939, le Guide Michelin décerne aux nouveaux propriétaires leur première étoile.
Durant la guerre, de 1940 à 1944, l'établissement sert de casernement à différents régiments étrangers...
Pour la petite histoire, ayant servi au 141e régiment d'infanterie à Antibes en 1939, Vincent Baudouin a la surprise, fin 1944, de voir débarquer pour le déjeuner son régiment qui revenait de Cassino !
Après la guerre, en 1951, une deuxième étoile vient orner le fronton de cet établissement dont la côte ne cesse de grimper.
Trois ans après, en 1954, c’est la consécration. La Bonne Auberge affiche fièrement sa troisième étoile.
La croustade de langouste
Parmi les spécialités culinaires de la maison, il en est une incontournable : la croustade de langouste.
Nous en avons retrouvé une description minutieuse, dans le journal d’un écrivain étranger de l’époque :
La croustade est étonnamment bonne. Cette pâte friable se confond dans la bouche avec la noblesse de la sauce et combien le goût marin de la langouste est contrebalancé par la subtile saveur des champignons et les douceurs amères et pénétrantes des truffes,
précise William Sansom.
"Un restaurant sur les bords de la Méditerranée, Holiday travel Europe 1959".
Tellement célèbre la croustade, qu’en 1954 le chef enregistre un disque en y racontant la recette ! Suffisamment incroyable pour être mentionné !
Les années 70 marquent la fin d’une époque et le début d’une autre.
En 1958, la maison est rétrogradée à deux, puis à une étoile en 1972.
D'autres tables de renom font désormais concurrence à "La Bonne Auberge" et il faut bien le dire "la gestion comptable désastreuse d'Antoinette et le "côté panier percé flambeur" de Vincent ont eu raison du commerce" se souvient Jean-Gabriel Wolff, le petit-neveu d'Antoinette.
La faillite sonne la mort de "La Bonne Auberge" façon Baudoin.
"Si ma mémoire est bonne, en 1972, la famille devait 4,2 millions de francs de l'époque au fisc. Ma grand-tante Antoinette, payait toujours tout en liquide et n'inscrivait pas grand chose sur les livres de comptes. Non pas pour dissimuler l'argent, mais tout simplement, il faut bien se remettre dans le contexte de cette époque, ça ne lui semblait pas si important que ça. Et il est bien vrai que la comptabilité c'était pas son truc. Elle ne payait pas l'URSSAF non plus... Alors, forcement, à un moment ça coince," se rappelle Jean-Gabriel Wolff.
1973, la reprise de Joseph Rostang
En 1973, "La Bonne Auberge" est donc vendue, pour cause de faillite. C'est un restaurateur grenoblois, habitué des lieux, qui emporte l’affaire, aux enchères à la bougie.
Le célèbre, Joseph Rostang dit "Jo" prend en main les rênes de l’établissement devenu mythique grâce aussi aux stars qui le fréquentent depuis les années 1950.
En 1974, il place le chef Jacques Maximin aux commandes des pianos. Bonne pioche. La même année, il récupère la deuxième étoile.
En 1980, Maximin récupère la troisième étoile.
Un repas à "La Bonne Auberge" est une des grandes joies gourmandes de la Côte d'Azur. Cela va sans dire, mais mieux encore en le disant, me semble-t-il
Article du journal "Le Monde", 8 juillet 1978
1991, arrêt définitif des pianos
En 1985, la troisième étoile s’envole. C’est le début d'un lent déclin. Pour finir, c'est en 1991 que les fourneaux de cet établissement de légende cessent de crépiter, pour toujours.
1950 - 1990 : pluie de stars
Au sortir de la guerre, "La Bonne Auberge" est un endroit, tout bonnement, extraordinaire.
Après les sombres années de peur, de restriction et de disette, le lieu offre tout ce dont ont été privé les populations : terrasses vue sur mer, calme champêtre, établissement très spacieux, service impeccable et, aussi et surtout, une bonne et abondante nourriture issue de la propre production du restaurant ou des alentours.
"Les poulets venaient de chez nous ou de la ferme du Roy, un peu plus haut sur la route de Biot. Le poisson arrivait chaque jour des embarcations antiboises et cagnoises. Tous les légumes provenaient de notre jardin. L'hiver nous allions chercher des lentilles à Beuil, les citrons à Menton. Nous étions auto-suffisant. Nous faisions même notre vin" se souvient Jean-Gabrielle Wolff qui a passé ses 22 premières années avec ses parents auprès de sa grand-tante Antoinette et son grand-oncle Vincent, les propriétaires du lieu.
La première étoile, acquise en 1939, attire une forte clientèle américaine. Le carnet d'adresse d'Edouard Baudoin aidant, l'endroit devient vite, le lieu où il faut aller. Où il faut être. Et c'est parti !
C'est aussi "LE" lieu où viennent se restaurer toutes les célébrités du moment.
Inimaginable pour elles de venir au Festival de Cannes ou simplement en villégiature sur la Côte-d'Azur sans s’y arrêter faire bonne chair ou tout simplement pour y être vues. Car c'est bien de cela dont il s'agit aussi !
Certes, les étoiles attirent les étoiles et l’abondance des mets délicatement cuisinés les fins palais, mais ce n’est pas tout.
"The place to be"
"Je me souviens, à la grande époque, Patachou, qui était une découvreuse de talents et une chanteuse, avait "Sa" table. La première table à gauche en montant sur la terrasse. Celle juste à côte de l'escalier. Personne ne pouvait arriver sans que cela ne lui échappe et bien évidemment, personne ne pouvait ne pas voir Patachou. Que ce soit en montant sur la terrasse ou en entrant dans la cours du restaurant", extrait du journal de vacances, de 1959, de William Sansom,
Ce texte de William Sansom, écrivain anglais, nous permet de plonger au cœur de cet univers de luxe, d’abondance et de volupté :
"Il est universellement connu que la meilleure nourriture dans le monde ne se trouve qu’en France. Là toujours à la recherche du mieux, le restaurant couvert de fleurs qui a le nom "la bonne auberge" doit être notre point de destination. Cette auberge est située au milieu d’un parterre de fleurs. Et à l’intérieur le motif floral y est répété.
Sur chaque table, il y a un superbe bouquet. Ainsi l’on s’y installe à la bonne auberge, au milieu de fleurs. Une satisfaction bien plus jolie pour l’œil qu’une belle dentelle ou un brillant ameublement... Nous sommes dans une large pièce, dont la couleur est du même rose, chaud provençal, que la façade… Eclairé partout par le blanc immaculé des nappes recouvrant les tables si bien espacées. …Une immense table s’élève au milieu des autres, comme une géante nature morte flamande. Riche de ses amoncellements de légumes, de fruits, de poissons brillants et de trente ou quarante différents plats de hors d’œuvres de Provence... Immédiatement derrière cette fraiche exposition d’aliments se trouve les cuisines… Clairement visibles à travers des glaces entourées de fer forgé avec, au fond, les cuisiniers à la toque blanche dansant au milieu de nuages de vapeur et de tuiles de couleurs turquoises. Ainsi vous pouvez tout voir.
Tout ici et totalement tout, est ce qui se fait de mieux pour chaque matière. Chaque petit détail est simplement superbe.
1959, Vincent Baudoin, propriétaire de "La Bonne Auberge" de Biot
La simplicité est un axiome à la bonne auberge. Madame Baudoin possède quelque chose de cet air de la moitié du XVIII siècle dans son apparence. Monsieur Baudoin insiste sur le fait que les plats énormément compliqués et les grands menus sont des choses du passé. Tout, ici et totalement tout, est ce qui se fait de mieux pour chaque matière. Chaque petit détail est simplement superbe. Manger en publics doit toujours rester une des plus grandes et des plus intimes des joies de l’homme. Et cette joie c’est à la bonne auberge… que l’on peut, le mieux l’apprécier. » William Sansom. "Un restaurant sur les bords de la méditerranée - Holiday Travel Europe 1959".
- L'extravagante soirée " Docteur Jivago"
Sorti en 1965, "Le Docteur Jivago", film de David Lean produit par Carlo Ponti, obtient 5 Oscars. Il est présenté au festival de Cannes au printemps suivant.
Pour l’une de ses premières au festival du film, la Fox Movietone veut organiser un diner d'exception. Un diner d'au moins 200 convives.
Le seul établissement, à l'époque, à pouvoir accueillir la Fox et ses extravagances est la "La Bonne Auberge". Qu'à cela ne tienne, les Américains réquisitionnent le restaurant.
Omar Sharif, Geraldine Chaplin, Julie Christie, Alec Guinness et toutes les huiles de la FM, tous bras dessus, bras dessous à "La Bonne Auberge", qui pour l'occasion satisfait les moindres désirs de ses clients.
Caviar à volonté et vodka à gogo
Jean-Gabriel Wolff, petit-neveu des propriétaires.
A cette époque, Jean-Gabriel est un tout jeune homme.
"Pour cette soirée, le restaurant avait été entièrement redécoré dans un style russe. Serveuses, serveurs, orchestre, danseuses, danseurs, tous habillés en cosaque. Moi, je faisais parti de la garde d'une dizaine de cavaliers qui était postée à l'entrée du restaurant. Tous, aussi, déguisés en cosaque.
A l'arrivée des invités, nous devions être sabre au clair. Tout comme à leur sortie. De ce fait nous avons attendu toute la nuit, à côté du restaurant, car nous n'avions pas le droit d'être à l'intérieur. Ordre de la Fox. Moi je pouvais un peu voir, mais pas trop. Surtout, mes parents m'ont décrit que le caviar était à volonté.
La vodka coulait à flot. C'était incroyable, fabuleux, inimaginable. Mon oncle m'a raconté qu'un des pontes de la Fox lui avait donné, en plus du règlement de la soirée, 1,5 million de francs de l'époque en pourboire. Pour le personnel. Même divisé par le nombre de salarié, le pourboire, juste pour cette soirée, était bien plus élevé qu'un mois de salaire !
C'est assez fou de reparler de ce moment aujourd'hui. Mais en fait, rien de surprenant pour l’époque, alors que les clientèles fortunées courraient les grandes tables, d’un bout à l’autre de l’Europe, "La Bonne Auberge" était le seul 3 étoiles de la région".
Intact dans sa mémoire, cette soirée reste pour lui un des plus invraisemblables moments de sa vie.