Sylvie Osman et Greta Bruggeman, les deux fondatrices de la compagnie artistique mondialement connue Arketal, ont décidé de lever le pied. Elles laissent derrière elles de nombreux spectacles à succès et plus de six cents marionnettes. La plupart seront reprises par des musées en France et dans le monde.
Le premier contact se fait par téléphone. C'est Sylvie Osman qui répond. La marionnettiste et codirectrice de la compagnie Arketal a une voix douce. Nous l’appelons pour savoir s’il est facile de se garer près du 4 impasse de la Chaumière, à Cannes, où se trouve leur atelier. Elle nous invite gentiment à stationner sur leur place de parking, "pour ne pas embêter les voisins".
À notre arrivée, Sylvie Osman nous accueille dans la rue. Elle nous fait entrer dans un petit immeuble où, au premier étage, nous attend Greta Bruggeman, l'autre codirectrice de la compagnie Arketal. "Je vous préviens, Greta a un petit problème qui lui fait mal quand elle parle", indique d'emblée Sylvie Osman. Ce sera donc elle qui nous fera la visite, notre première.
Greta, derrière, sourit. Les deux femmes sont d'un calme rassurant. Elles semblent apaisées. Cela a un effet sur nous, qui sommes ici pour une raison de prime abord peu réjouissante. Les deux fondatrices de cette emblématique compagnie de marionnettes ont décidé de tirer leur révérence. Elles s'arrêtent. Il n'y aura plus de spectacles.
"Il était temps par rapport à notre énergie"
Après plus de quarante ans d'activité et près d'une trentaine de mises en scène pour petits et grands, la fin de la compagnie Arketal peut sembler triste. D'autant qu'il s'agit d'une institution dans la région. Mais si ses marionnettes n'ont rien perdu de leur éclat après tant d'années (elles n'ont même pas les articulations qui grincent !), leurs créatrices, elles, méritent bien un peu de repos.
On a commencé à y réfléchir il y a deux, trois ans, parce qu’il était temps. Il était temps par rapport à notre énergie.
Sylvie Osman, codirectrice de la compagnie Arketal
"On a moins d’énergie", réalise Sylvie Osman. "Créer un spectacle, c’est absolument magnifique, mais il y a tout ce qui accompagne. C’est beaucoup d'administration : comment trouver des fonds pour construire des marionnettes, payer les acteurs, payer les artistes peintres… ? C’est une implication de tout l’être, de la tête et du corps", décrit la metteuse en scène.
Bien que la compagnie Arketal soit conventionnée avec la Ville de Cannes et subventionnée par plusieurs acteurs tels que la Drac, le conseil régional et le conseil départemental des Alpes-Maritimes, la recherche de financements représente en effet un travail important et demande beaucoup d’investissement. Que les deux artistes ne peuvent plus forcément fournir.
Un travail reconnu
Alors s'il est temps pour elles de faire leurs adieux, il est temps pour nous de rendre hommage à leur travail. Car celui-ci est immense. Depuis quatre décennies, Sylvie Osman et Greta Bruggeman s'attellent à donner vie à des corps qui n’en ont pas. Elles parviennent avec brio à en faire les attractions de spectacles d'art vivant qui ont attiré d'innombrables spectateurs à travers le monde. Sans chercher à leur offrir une âme, car l'âme de ces marionnettes, ce sont celles de Sylvie et Greta.
Durant leur longue carrière, la metteuse en scène et la factrice de marionnettes ont collaboré avec de nombreuses personnes. "Des auteurs, des comédiens, des musiciens, des peintres, des costumiers", énumère Sylvie Osman. Elles ont aussi formé. Beaucoup. En France et à l'étranger. Des professionnels, des amateurs, des étudiants - ceux de l'École régionale d'acteurs de Cannes et Marseille (ERACM) notamment - mais également des élèves dans les écoles primaires, les collèges et les lycées.
Cet engagement leur vaut à toutes deux un insigne d'officier de l’Ordre des Arts et Lettres en 2019. Il faut dire que Sylvie Osman et Greta Bruggeman ont elles-mêmes appris des plus grands marionnettistes du XXe siècle : Margareta Niculescu, Michael Meschke, Henryk Jurkowsky, Jan Dvorak... Tous enseignaient à l’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières (Ardennes), où Sylvie Osman et Greta Bruggeman ont étudié à partir de 1981.
À Cannes depuis 1990
C'est là-bas que les deux femmes se sont rencontrées. Elles ne se sont plus jamais quittées depuis. En 1983, Sylvie Osman abandonne la capitale parisienne et Greta Bruggeman sa Belgique natale. Elles se rejoignent dans les Alpes-Maritimes, où elles trouvent un lieu d'accueil à Mougins pour fonder leur compagnie de théâtre. Arketal est née.
Sylvie Osman et Greta Bruggeman créent leur premier spectacle, une pièce populaire : Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas. En 1990, elles s'installent dans un local provisoire que leur propose la Ville de Cannes ; une ancienne usine à chaussures située dans l'impasse de la Chaumière. La compagnie signe une convention avec la ville en 1997 et le provisoire devient pérenne.
Si pérenne qu'elles s'y trouvent toujours lors de notre visite plus de vingt-cinq ans plus tard. Et, après quarante années de vie "commune", l’affection qu’elles se témoignent l’une à l’autre nous touche immédiatement. Peut-être que la vision qu'elles partagent de leur art est leur secret de longévité : "Le texte, la marionnette, le mouvement, le corps, tout participe à "un engrenage au service de l’imaginaire".
Un engrenage dont il est trop difficile de se défaire pour Greta Bruggeman. Si l'histoire d'Arketal va prendre fin, cette dernière ne cessera pas de confectionner des marionnettes. "Je ne vais pas m'arrêter, dit-elle calmement en s'affairant sur l'une de ses dernières créations, mes mains sont faites pour ça". Il n'en sera pas autrement.
"C'est un voyage"
Sylvie Osman et Greta Bruggeman nous emmènent dans une pièce attenante à l'atelier. C'est ici que sont exposées les plus de six cents marionnettes fabriquées par Greta en quarante années de carrière. Chacune d'entre elles a sa singularité. Certaines sont colorées, d'autres non. Certaines induisent un sourire, d'autres font ressentir la peur. Mais elles ont un point commun : toutes portent à leur façon le génie artistique de Greta Bruggeman.
"En les revoyant toutes, c'est un voyage", s'exclame Sylvie Osman, émerveillée. Elle contemple un recoin de la pièce sur lequel ses yeux se sont arrêtés : "Là, c’est Antigone de Sophocle, le premier spectacle qu’on a créé quand on est venues ici à Cannes en 1990 !". Elle affirme ne pas ressentir de nostalgie. "Non, c'est très joyeux, c'est très joyeux ! Parce qu'on a été si impliquées dans nos créations..."
D'instinct, Greta lui apporte une marionnette. En un instant, le petit humain de bois se meut au gré des mouvements de doigts de Sylvie. Ils se déplacent dans la pièce. Sylvie ne nous voit plus. Comme si la nature l’appelait à se coupler à ce petit être inerte pour lui créer une histoire.
La marionnettiste fait ce qu'elle a toujours fait et cela la rend heureuse comme au premier jour. C’est la lumière et l’émotion dans son regard qui nous le disent. On a l'impression que la magie de sa passion suspend le moment. Nous n'osons plus parler, jusqu’à ce qu’elle allonge le petit homme sur le sol, avant de relever les yeux. "Il est très souple", note-t-elle simplement.
Greta et Sylvie sont émues. "C'est un moment très touchant pour nous. Presque tout ce petit monde va partir, déclare doucement Sylvie Osman en posant une dernière fois son regard serein sur les œuvres d'art. "Mais on pourra aller les voir, on aura du temps pour leur rendre visite, ça nous permettra de voyager", ajoute-t-elle en riant.
Plusieurs musées vont recueillir les marionnettes
Voyager, elles le pourront. Car toutes ces belles marionnettes auront bientôt de nouvelles maisons aux quatre coins de la France. Elles partiront les rejoindre dès le début de l'année prochaine, "à partir de janvier, février 2024", dixit Sylvie Osman.
Ce seront, pour la plupart, des musées qui les accueilleront. À commencer par le musée Fernand-Léger de Biot (Alpes-Maritimes), qui va récupérer les marionnettes du spectacle lié au peintre "Le monde en vaut la peine".
Presque chaque spectacle va continuer sa route.
Sylvie Osman, codirectrice de la compagnie Arketal
Les autres marionnettes s'en iront vers les musées Gadagne de Lyon, la Théâtrothèque Gaston-Baty de l'université Sorbonne-Nouvelle à Paris, le musée des explorations du monde de Cannes et d'autres lieux d'exposition en Gironde.
D'autres encore trouveront une place au musée de Charleville-Mézières, là où tout a commencé pour leurs créatrices. Certaines partiront même jusqu'en Espagne, au Centre international de la marionnette de Tolosa (Topic).
Certes, toutes ces marionnettes resteront inanimées. Elles ne pourront plus assurer leur fonction d'antan, celle d'amuser ou de faire pleurer la galerie. Mais elles continueront à exister. "Nous vivrons un peu à travers elles, car il y a beaucoup de nous dans ces marionnettes", étaye Sylvie Osman.
En ce qui concerne leur atelier de l'impasse de la Chaumière, Greta et Sylvie aimeraient qu'il puisse être repris par le Théâtre Désaccordé, une compagnie de théâtre de marionnettes des Bouches-du-Rhône déjà en résidence dedans depuis un an. C’est la Ville de Cannes qui aura le dernier mot.
Hermès, dernier adieu
La compagnie Arketal ne pouvait pas baisser le rideau sans proposer un dernier spectacle. Celui-ci s'intitule Hermès, le dieu espiègle. Ses deux créatrices promettent un "spectacle intimiste qui emmène le spectateur dans un va-et-vient incessant entre le monde des humains et celui des Dieux, autour de la fable mythologique et contemporaine du dieu Hermès, dieu du voyage". Il se joue au théâtre de la Licorne de Cannes les 3 et 4 novembre.
Le 7 novembre, ce sera à Scène 55 à Mougins, leur repaire historique. Le dernier au revoir au public se fera au Théâtre national de Nice (TNN), où cinq représentations sont prévues à partir du 22 novembre. Le tout dernier spectacle aura lieu le 24 novembre. Si Hermès est le dieu du voyage, ce soir-là, il jouera aussi le dieu des adieux.