Depuis plusieurs mois, les policiers spécialisés dans la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées de Marseille (Jirs) enquêtent sur des soupçons de "détournements de fonds publics" et de "blanchiment en bande organisée" à Menton. Le 2 juillet, 14 personnes ont été placées en garde à vue par le parquet de Marseille.
Une affaire hors norme où des soupçons de "détournement de fonds publics et recel, blanchiment en bande organisée et faux et usage de faux" pèsent sur la ville de Menton. Au cœur du scandale : le financement de l'élection du maire Yves Juhel le 6 février 2022, puis des notes de frais payées par la société qui gère les ports de la ville. France 3 Côte d'Azur se plonge dans cette affaire à travers une enquête en trois volets, dont la première partie se penche sur les origines de ce scandale.
Yves Juhel (après avoir promis qu'il tiendrait une conférence de presse sur le sujet), Éric Le Floch, le directeur général des services, et Marina Giardina, l'actuelle PDG des ports de Menton, n'ont pas souhaité s'exprimer dans cette enquête. Contacté, l'avocat du maire, Philippe Soussi, met en avant la "présomption d'innocence et le secret de l'enquête". Quant à Franck Giovanucci, l'ancien directeur de cabinet n'a pas donné suite à notre demande d'interview.
Des frais de campagne validés... mais non remboursés
Début 2022, une élection municipale partielle a lieu à Menton (Alpes-Maritimes) à la suite du décès de l'ancien maire Jean-Claude Guibal. Deux de ses adjoints se disputent la succession : Sandra Paire et Yves Juhel. Le 6 février 2022, après une campagne électorale éclair, ce dernier l'emporte avec 43,11% des suffrages.
Tout candidat qui obtient au moins 5% des suffrages exprimés peut demander le remboursement d'une partie de ses frais de campagne. Mais tout ne va pas se passer comme prévu pour Yves Juhel.
Dans un message en date du 26 avril que France 3 Côte d'Azur a pu consulter, le rapporteur de la Commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP) pointe notamment quelques erreurs et demande des justificatifs au nouveau maire.
Au moins deux dépenses sont alors retoquées : une facture pour des diagnostics techniques dans le local de campagne de 260 euros et des plateaux-repas destinés aux assesseurs d'une valeur de 972 euros.
Je me suis inquiété que les factures respectent bien la forme, mais je n'allais pas plus loin.
Alain Bonsignore, mandataire financier de Yves Juhelà France 3 Côte d'Azur
C'est la première fois qu'Alain Bonsignore s'exprime sur ce dossier. Hormis les frais retoqués, les comptes de campagne du nouveau maire seront "validés par la CNCCFP", précise la préfecture des Alpes-Maritimes. Mais pour autant, ils ne donneront pas lieu à un remboursement.
M. Yves Juhel a été informé du non-remboursement de ses frais de campagne en raison du dépôt de sa déclaration de situation patrimoniale en dehors des délais légaux.
Préfecture des Alpes-Maritimesà France 3 Côte d'Azur
Un non-remboursement des frais de campagne d'un montant d'environ 28 000 euros, souligne Christian Tudès, l'ancien premier adjoint d'Yves Juhel, qui en a pris connaissance lorsqu'il assurait l'intérim de maire, ce dernier ayant eu un "coup de fatigue" en avril 2023.
Un local de campagne qui pose question
Mais toutes les factures de la campagne n'apparaitraient pas dans ces comptes validés, selon Mathieu Messina et François Jacquot. Ces derniers étaient respectivement ancien directeur de campagne et ancien secrétaire général de l'association des Amis d'Yves Juhel (créée pour récolter des adhésions et orienter les donateurs), aujourd'hui tous deux en froid avec l'élu.
Il en va ainsi de celle de la société Som'home pour des travaux au sein du local de campagne situé au rez-de-chaussée d'un hôtel à l'abandon.
Cette facture, d'un montant de 16 775 euros, a été adressée à l'association Les Amis d'Yves Juhel. Elle a été remise au directeur de cabinet du candidat le 27 février 2022, si l'on en croit une annotation présente sur le document que France 3 Côte d'Azur a pu consulter. "Et on n'a plus eu de nouvelles !", affirme François Jacquot. "Dans les comptes de campagne, il n'y a eu ni frais d'électricité, ni frais de travaux", précise, de son côté, Alain Bonsignore, le mandataire financier d'Yves Juhel durant la campagne.
Ces travaux ont-ils été payés ? Et si oui, par qui ? Sur ce sujet, Yves Juhel a toujours nié l'existence de travaux, malgré cette facture. Le local, "on l'a pris en l'état, c'était propre à l'intérieur. [...] Je n'ai jamais voulu faire de travaux", affirme-t-il auprès de nos confrères de BFM Azur.
Du côté des anciens membres de l’association Les Amis d’Yves Juhel, qui ont tous démissionné l’été dernier, eux assurent avoir récupéré les clés de la permanence le 9 décembre 2021. Les travaux auraient été réalisés entre cette date et l’inauguration de la permanence et devraient donc être comptabilisés dans les comptes de campagne, souligne BFM Azur.
Selon François Jacquot, la société aurait été remerciée via un "renvoi d'ascenseur" dans un marché public.
Une campagne sous-estimée ?
Au non-remboursement des frais de campagne s'ajouterait ainsi un dépassement des frais de campagne. C'est ce qu'affirment Mathieu Messina et François Jacquot. Ces deux anciens proches du nouveau maire assurent aujourd'hui que cette campagne municipale aurait coûté au moins le double. François Jacquot estime le dépassement à "près de 50 000 euros ".
Quand j'ai été auditionné [en GAV, NDLR], j'ai appris qu'il y avait aussi eu des factures payées directement par la collectivité.
Mathieu Messinaà France 3 Côte d'Azur
Selon Mathieu Messina, les dépassements se chiffreraient ainsi plutôt "autour de 60 000 à 70 000 euros".
"Débrouille-toi !"
Dans le courant de l'année 2022, Mathieu Messina, alors directeur de campagne, devient adjoint aux finances et président-directeur général de la société publique locale (SPL) qui gère les ports de Menton. "Le maire n'a pas pu se faire rembourser ce qu'il a mis de sa poche. Il a donc fallu lui rendre ça par l'intermédiaire de facturations au sein de la SPL", raconte celui qui est toujours conseiller municipal dans la ville frontalière.
"C’est là que tout a commencé", conclut Christian Tudès, ancien premier adjoint et "ami de 30 ans" de Yves Juhel. "C'est à ce moment que Yves Juhel a dit à Mathieu Messina : ‘Débrouille-toi !'"