ENQUÊTE. Affaire des ports de Menton : limousine, truffes, voyages... Plongée dans les notes de frais suspectes de la SPL

Un cabinet d'experts avait déjà chiffré à plus de 700 000 euros de notes de frais "injustifiées" réglées par la société des ports de Menton durant les six premiers mois de 2023. Mathieu Messina, ancien directeur de campagne du maire de Menton et ancien PDG des Ports, raconte qu'il a commencé à faire des factures illégales dès 2022, afin de sortir du cash pour se rémunérer et rembourser les dépassements de la campagne de 2022.

Depuis un an, la ville de Menton, à la frontière italienne, est au coeur d'une enquête du parquet de Marseille sur des soupçons de "détournements de fonds publics" et de "blanchiment en bande organisée" et 2022 et 2023. France 3 Côte d'Azur se plonge dans cette affaire à travers une enquête en trois volets, dont la deuxième partie est consacrée aux notes de frais de l'ancien PDG des ports de la ville.

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Yves Juhel (après avoir promis qu'il tiendrait une conférence de presse sur le sujet), Éric Le Floch, le directeur général des services, et Marina Giardina, l'actuelle PDG des ports de Menton, n'ont pas souhaité s'exprimer dans cette enquête. Contacté, l'avocat du maire, Philippe Soussi, met en avant la  "présomption d'innocence et le secret de l'enquête". Quant à Franck Giovanucci, l'ancien directeur de cabinet n'a pas donné suite à notre demande d'interview.

Notes de frais et "décaisse" à Monaco

Au mois de juillet 2023, après un audit, le cabinet d'experts PKF Arsilon pointe plus de 710 000 euros de notes de frais "sans justificatifs" ou "pas engagés dans l'intérêt de la société". Le cabinet précise que ces factures ont été réglées par la société publique locale (SPL) des ports de Menton (Alpes-Maritimes) entre le 1er janvier et le 30 juin 2023.

Nourriture, location d'une limousine à Dubaï, séjours en Corse, achats de truffes ou de caviar à Monaco, prestations de communication auprès d'une société slovaque... Ce rapport, dévoilé par Nice Matin et auquel France 3 Côte d'Azur a eu accès, fait l'effet d'une bombe dans la cité des citrons.

À l'origine de ces notes de frais, destinées à financer son train de vie, mais aussi à sortir du cash : Mathieu Messina, ancien directeur de campagne d'Yves Juhel, devenu depuis adjoint aux finances et PDG de la SPL. Voici la version de ce dernier :

Le maire n'a pas pu se faire rembourser ce qu'il a mis de sa poche [pendant la campagne municipale de 2022]. Il a donc fallu lui rendre ça par l'intermédiaire de facturations au sein de la SPL. Il y en a eu pour lui, il y en a eu pour moi.

Mathieu Messina

à France 3 Côte d'Azur

Dans un enregistrement audio diffusé en début d'année par Blast , on entend Mathieu Messina raconter : "À Monaco, il y a des gens qui font de la 'décaisse' de factures [un moyen de sortir du cash, NDLR], qui se baladent à la SPL et le mec, derrière, il sort des espèces. Il y en a, à peu près, pour 35 000 euros. [...] [Yves Juhel] en a donné à sa fille, il a acheté une voiture à sa femme..."

"C'est aussi comme ça que je me suis rémunéré, complète-t-il à France 3 Côte d'Azur. En tant qu'élu, il aurait fallu faire passer ma rémunération en conseil municipal et il y avait des oppositions en interne. Je n'ai donc pas été payé pour le travail de PDG des Ports, mais il était hors de question pour moi d'être bénévole à la tête d'une telle société, en travaillant du lundi au dimanche !"

"On m'a donné l'intégralité des pouvoirs"

Pour pouvoir réaliser ces notes de frais, Mathieu Messina affirme qu'un système a été mis en place au sein des ports mentonnais.

Petit retour en arrière. Le 25 mars 2022, il est élu à l'unanimité président de la société. Le 17 mai suivant, le conseil municipal autorise un changement de mode de gouvernance au sein de la société, permettant au président d'exercer aussi les fonctions de directeur général. Le 30 mai, le conseil d'administration accorde à l'unanimité à Mathieu Messina les fonctions de directeur général "pour la durée de son mandat de président de la société et de conseiller municipal de Menton".

À la SPL, le pouvoir est concentré sur le directeur général et non pas sur le président.

Mathieu Messina

à France 3 Côte d'Azur

Le conseil d'administration décide également "de ne pas désigner de directeur général délégué". C'est ainsi que le nouveau PDG se retrouve avec les pleins pouvoirs et sans aucun contrôle sur ses agissements. Aucun censeur, par exemple, n'est nommé au sein de la société publique.

Première mission de Mathieu Messina : "Licencier le clan Guibal", assure-t-il, dont Céline Giudicelli, la belle-fille de Jean-Claude Guibal, l'ancien maire décédé en 2021 après plus de trente ans de règne sur la ville. C'est elle qui était alors à la tête des ports. "Les licenciements sont compliqués, se souvient Mathieu Messina. On m'a donné l 'intégralité des pouvoirs parce que c'était la seule façon de pouvoir les réaliser."

Une absence de contrôle qui interroge

Très vite à Menton, le train de vie de Mathieu Messina commence à faire jaser, notamment le fait de le voir au volant d'une Mercedes toute neuve. Le 8 mai 2022, François Jacquot, secrétaire général de l'association des Amis d'Yves Juel, se souvient avoir interpelé le maire à ce sujet. "Tu me fais chier, tu m'emmerdes !, lui aurait répondu Yves Juhel, selon François Jacquot. La SPL, ça ne regarde que moi et Messina. Et il a toute ma confiance !"

De son côté, Christian Tudès, alors premier adjoint au maire (il a depuis démissionné) demande à la police municipale d'enquêter sur ce véhicule. "La carte grise était au nom du président de la SPL", se souvient-il. "Quand j'en ai parlé au maire, il m'a dit : 'C'est rien, c'est une broutille' !", affirme-t-il. L'ancien élu assure s'en être indigné ensuite lors d'une réunion de majorité en février 2023, en présence de Mathieu Messina, sans conséquences particulières.

Le 16 novembre 2022, dans un échange de mails que France 3 Côte d'Azur a pu consulter, Éric Le Floch, le directeur général des services (DGS) de Menton, s'alarme auprès de Yves Juhel qu'"aucune des procédures de contrôle, pourtant obligatoires, n'est respectée" au sein de la SPL. Le maire lui répond quelques minutes plus tard : "Quelles procédures de contrôle ? Il me semble que la nomination d'un censeur est indiqué dans la note des avocats que Mathieu t'a remis il y a une semaine ?"

Mais aucun censeur ne sera jamais désigné durant le mandat de Mathieu Messina. "C'était une autoroute sans un seul feu rouge et sans un seul dos d'âne !", symbolise aujourd'hui l'ancien PDG des ports. Ce dernier affirme que le DGS "aurait [pu] stopper les choses, mais il en a été écarté volontairement par le maire".

On a empêché Éric Le Floch de me contrôler. Je veux bien qu'on dise que c'est Mathieu Messina qui a tout fait, mais je n'ai pas pu empêcher le plus haut fonctionnaire de la collectivité de faire son travail. Cet ordre, il venait directement du maire, pas de moi !

Mathieu Messina

à France 3 Côte d'Azur

Éric Le Floch sera ensuite suspendu de ses fonctions le 10 mars 2023, puis licencié par Yves Juhel pour "rupture de confiance". "Quand un DGS est déloyal avec son maire et prend des initiatives qui sont contraires à son maire, le maire ne peut pas l'accepter !", avait justifié le premier édile au micro de France 3 Côte d'Azur en juin 2023. Éric Le Floch a depuis obtenu en justice sa réintégration.

Quant aux administrateurs, censés "contrôler les actions du PDG", leur travail n'a pas été très efficace, selon un salarié en poste à l'époque, rencontré par France 3 Côte d'Azur et qui souhaite garder l'anonymat. "Les administrateurs se sont présentés comme des 'aides de camp' du PDG, affirme cette source. On en est arrivé à des administrateurs avec des délégations, comme des chefs de service déguisés. Ils ne se sont jamais souciés du fait que Mathieu Messina avait une carte bancaire et un chéquier."

S'il avait eu envie de se faire un chèque de 2 millions et s'en aller, il aurait pu le faire puisqu'il n'y avait aucun contrôle.

Un salarié de la SPL

à France 3 Côte d'Azur

Le "deal" corse

Fin mars-début avril 2023, Christian Tudès se souvient d'une confidence que Mathieu Messina lui aurait faite sur des irrégularités réalisées au sein de la SPL : "Il me parlait de truffes, je pensais que c'était quelques dizaines de milliers d'euros, je ne pensais pas qu'il y en avait autant". Et quand Christian Tudès aborde le sujet de la gestion des ports avec le maire, "il me répondait 'vous m'emmerdez, vous faites une fixation !'", raconte-t-il. "Ce n'est pas possible que Yves Juhel laisse faire cela. Il est complice", affirme ce dernier.

Il devient alors pressant de trouver une porte de sortie... D'autant que, à cette époque, si le scandale des notes de frais n'a pas encore éclaté, Mathieu Messina, l'adjoint aux finances, est déjà dans la tourmente à la suite de sa condamnation par le tribunal correctionnel de Marseille pour abus de biens sociaux et travail dissimulé lorsqu'il présidait le Gazélec FC Ajaccio entre 2020 et 2021 (il a interjeté appel de la décision).

Le 27 juin 2023, une rencontre est organisée dans un restaurant d'Ajaccio (Corse du Sud). Selon Mathieu Messina, étaient présents Franck Giovanucci, l'ancien directeur de cabinet d'Yves Juhel, et deux "témoins neutres", "des gens qui ont œuvré pendant la campagne et qui nous ont ramené pas mal de voix".

Objectif de ce rendez-vous : organiser la sortie de Mathieu Messina en douceur avant que n'éclate un nouveau scandale. "Le deal, c'était de quitter la SPL pour éviter que cela ne provoque trop de remous au sein de la collectivité à cause de ma condamnation", affirme Mathieu Messina.

On savait tous les deux ce qui n'allait pas dans les factures et on se donnait jusqu'au mois d'octobre ou de novembre pour faire le point.

Mathieu Messina

à France 3 Côte d'Azur

"Chez nous, en Corse, on a l'habitude de faire des accords à l'oral, mais là, il aurait fallu tout écrire", regrette-t-il aujourd'hui.

Ce même jour, le 27 juin 2023, le maire Yves Juhel évoque son ancien directeur de campagne dans une interview accordée à France 3 Côte d'Azur : "[Mathieu Messina] prendra une décision définitive je pense au mois de septembre, mais ce n'est pas à moi de la prendre. Et on avisera. [...] Pour moi, il n'y a plus de problème SPL, plus de problème Messina, il prendra une décision qui ne regarde que lui". Selon Mathieu Messina, cette décision était la possibilité de "revenir à un poste d'adjoint ou aux ports de Menton".

"La justice fait son travail"

L'audit réalisé un mois plus tard par PKF Arsilon, à la demande de Marina Giardina qui a pris la suite de Mathieu Messina à la tête de la SPL, porte sur les six premiers mois de 2023. Mais aucun n'a été réalisé sur l'année 2022 quand Mathieu Messina est arrivé à la tête des ports. Ce dernier assure que d'autres notes de frais existent.

En avril-mai, des fournisseurs [de la campagne municipale, NDLR] commencent à nous réclamer les paiements, mais on ne peut pas les payer. Il a fallu que je trouve un moyen pour les payer à partir d'octobre 2022.

Mathieu Messina

à France 3 Côte d'Azur

"Pourquoi, Monsieur le Maire, ne lancez-vous pas un audit sur les comptes de la SPL de 2022", questionne en conseil municipal, le 3 novembre 2023, Jean-Christophe Storaï, conseiller municipal d'opposition. "Pourquoi n'avons-nous pas accès au Grand Livre de 2022 ?"

"La justice est actuellement en train de travailler sur 2007 à 2022", lui répond alors Yves Juhel. "Un commissaire aux comptes a fait un rapport. S'il y a la moindre faute de sa part, il devra rendre des comptes. La justice fait son travail."

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