Avec 64 autres magistrats, le président du tribunal de Nice donne sa vision de la justice dans un livre

Après le film du réalisateur marseillais Robert Salis, voici le livre "Rendre la justice". Une carte blanche offerte à 65 magistrats qui donnent leur vision de la justice. Parmi eux, Marc Jean-Talon, président du tribunal judiciaire de Nice. 

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Reconnecter le monde de la justice avec les citoyens. Beaucoup l'ont tenté, peu ont réussi. Cette entreprise hasardeuse n'a pas effrayé le Marseillais Robert Salis, réalisateur de films. Dans son film éponyme, "Rendre la justice" il a réussi à pénétrer dans la machine judiciaire en interrogeant de nombreux magistrats dans les salles d'audience, bureaux et tribunaux partout en France.

Voici la bande-annonce de son film documentaire sorti en août 2019, une galerie de portraits de femmes et d'hommes, souvent peu connus du grand public comme François Molins, Procureur général près la Cour de cassation :

Un casting rare et pléthorique !

Mais les paroles s'envolent, les écrits restent. Déjà en confiance avec le film, Robert Salis, a su convaincre 65 magistrats de participer à cette nouvelle aventure littéraire au coeur de la justice et de ses principaux acteurs en leur proposant de témoigner dans un livre collégial, "Rendre la justice" (Editions Calmann-Levy).

Greffier, procureur, juge antiterroriste, juge pour enfants, président de tribunal, procureure générale, avocate générale à la cour de Cassation, membres du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, du Conseil supérieur de la magistrature... Un casting rare et pléthorique !

Les rouages de la machinerie judiciaire

De nombreuses femmes magistrates figurent dans ce livre. Toutes et tous ont accepté de témoigner de leur quotidien, exprimé leurs attentes, fait part de leurs critiques sur cette institution au coeur de la vie des hommes. Une institution souvent décriée, qualifiée d'inhumaine et d'injuste, considérée comme une "machine à broyer". Chacun explique sa fonction et expose ses contraintes.

L'idée ? Comprendre un peu mieux les rouages de la machinerie judiciaire et saisir toute la difficulté du métier.

Parmi ces grands noms de la magistrature, François Molins, procureur général près la Cour de cassation et Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris (et président du tribunal de grande instance de Nice de 2005 à 2010). La préface est signée par Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation.

Carte blanche

Il s'agit d'une mosaïque de points de vue "par celles et ceux qui ont la lourde responsabilité de juger leurs semblables", annonce le livre. Une carte blanche offerte à ces hommes et à ces femmes de l'ombre qui rendent la justice mais se posent aussi des questions sur ce travail si délicat et l'impact des réformes en cours. 

Comment rendre des décisions justes et comprises par les citoyens ? Comment ne pas broyer des personnes ? Comment ne pas se tromper ? Comment réussir à exercer avec des textes de lois qui changent, des moyens qui diminuent et une pression médiatique toujours plus forte ?

"Schizophrénie judiciaire"

A ces questions, Marc Jean-Talon, président du tribunal judiciaire de Nice (Alpes-Maritimes), tente lui aussi de répondre. Sa contribution à ce recueil s'intitule : "Eloge de la complexité et du temps long". Confronté comme ses collègues à des injonctions contradictoires, c'est-à-dire rendre des décisions justes, rapides, simples et peu coûteuses dans des affaires complexes, il s'interroge. "N'existe-t-il pas pourtant une sorte de schizophrénie judiciaire à vouloir traiter rapidement et simplement des problématiques pleines de complexité ?" 

Alors que tout conduit la société vers l'immédiateté et la simplification à outrance, il faut poser des limites et donner à la justice les moyens de sa mission. On aura beau modifier l'architecture judiciaire, simplifier les procédures, améliorer l'accès aux nouvelles technologies, augmenter les moyens humains et matériels, il sera toujours nécessaire de donner du temps à la justice.

Marc Jean-Talon, président du tribunal judiciaire de Nice

Malgré un agenda chargé, il a accepté de répondre à quelques questions. 

- Avez-vous accepté de participer à ce livre pour réconcilier les citoyens avec la justice, les magistrats ?

Il serait présomptueux de vouloir réconcilier les citoyens avec leur justice seulement par un livre. Mais il est important de faire connaître concrètement ce qu’est la justice et qui sont ceux qui la rendent. Je constate tous les jours combien la justice est méconnue, entre propos simplistes, qui entendent régler tous les problèmes d’une phrase, et anathème facile, comme l’évocation suivant les jours et de manière contradictoire de la justice politique, de la justice rouge, de la justice conservatrice, de la justice bourgeoise… Il nous faut ouvrir les palais de justice au citoyen.

-  Dans votre témoignage, vous parlez des contraintes liées au temps, aux moyens de la justice et à la complexité des affaires pour « rendre la justice », qu’est-ce qui vous semble le plus préjudiciable pour exercer votre travail dans de bonnes conditions ? 

Les tribunaux savent bien sûr prendre en compte l’urgence et statuer vite lorsque cela est nécessaire. Je voulais attirer l’attention sur la discordance évidente qui existe d’une part entre les attentes de la société, qui vit au rythme de messages de 280 signes ou de quelques dizaines de secondes et d’autre part, la complexité de l’acte de juger. Cela nécessite une maturation intellectuelle : préserver les droits des parties, permettre l’échange des arguments et des documents, se donner les moyens de tenter une résolution amiable, effectuer des vérifications techniques, donner aux avocats le temps et les moyens nécessaires à la construction de leur dossier. 

Ecouter, délibérer, motiver. Il n’est pas souhaitable que l’immédiateté devienne la norme. Or tout nous pousse en ce sens, spécialement la volonté d’obtenir des jugements toujours plus vite dans des dossiers toujours plus complexes, sans augmenter de manière significative les moyens de la justice. Marc Jean-Talon

Marc Jean-Talon, président du tribunal judiciaire de Nice


-  Vous avez pris récemment vos fonctions au tribunal de Nice (en décembre 2018), avez-vous perçu des différences locales liées aux affaires à traiter ?

Oui, le tribunal de Nice, par sa position géographique, connaît des procédures marquées par leur caractère international. En matière pénale, il traite d’importants dossiers de délinquance organisée. En matière civile, le contentieux lié à la construction et aux copropriétés est très marqué. L’ensemble est à l’origine de procédures lourdes et complexes. On le voit moins, mais la pauvreté est également très présente, ce qui constitue un motif d’inquiétude.

-   Encourageriez-vous des étudiants à devenir magistrats à leur tour ?

Oui, bien sûr, vivement, d’ailleurs ! Je participe chaque année aux journées de présentation des professions en faculté de droit et la justice est présente dans les forums des métiers.

-  Dans cet ouvrage, beaucoup de collègues magistrats citent des écrivains ou des personnalités de la justice. Une citation qui vous tient à cœur ? Un modèle pour « rendre la justice » ?

Une personnalité : Robert Badinter, pour sa hauteur d’esprit en toute circonstance, grand ministre de la Justice, Garde des Sceaux. Une citation : le professeur  Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, “tout organisme pour s'adapter doit innover, tenter une aventure hors de la norme, engendrer de l'anormalité afin de voir si ça marche, car vivre, c'est prendre un risque." Et j'ai un modèle : Paul Didier, seul magistrat à avoir refusé de prêter serment de fidélité à la personne du maréchal Pétain durant la seconde guerre mondiale.

Publié en mars dernier, l'ouvrage de 592 pages, est accessible au grand public. Il se lit comme une somme de 65 articles écrits par des personnalités différentes. Chacun a mis l'accent là où il le souhaitait. 

Maintenant, à vous de... juger !

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