Procès en appel de l'attentat de Nice. "Ce n'était pas notre heure" : les victimes survivantes confrontées à la culpabilité

Les victimes de l'attentat de Nice et leurs proches sont entendus par la cour spéciale à partir de ce 30 avril. Nombre d'entre eux ont choisi de raconter à nouveau, à l'occasion du procès en appel, cette nuit funeste du 14 juillet 2016 et la "descente aux enfers" qui s'en est suivi des années après. Tous souffrent de la culpabilité du survivant.

Ils étaient tous venus sur la promenade des Anglais admirer le feu d'artifice. "On était avec Pierrot, notre premier enfant. Il ne voulait pas y aller, mais on l'a pris à part pour lui dire qu'il n'avait pas à décider tout seul, du haut de ses trois ans. Il avait peur du bruit des feux d’artifice", sourit Benoît. Comme de nombreuses victimes, le Vosgien était ce 14 juillet 2016 en visite à Nice dans la famille de sa compagne. Il fait partie des 24 victimes qui inaugurent les auditions de parties civiles ce 30 avril au procès en appel des accusés de l'attentat de Nice.

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"Tout se passe bien, mais il y a beaucoup de monde, raconte Sébastien, 16 ans à l'époque, accompagné à la barre de sa copine de l'époque et de la famille de celle-ci. "Je me souviens m'être tourné pour demander du feu, et puis la foule est venue sur nous, poursuit Benoît. On a vu le camion arriver, j'étais tétanisé. Sur le coup, je me suis dit que le conducteur avait fait un malaise, les phares étaient éteints. J'ai mis du temps à connecter, ça pouvait pas être volontaire."

Le camion est passé à vive allure, près de nous. Je me rappelle du bruit du vent sur son passage, les cris. (…) Devant nous, un amas de gens par terre, des gens blessés, décédés. Des gens couraient, d'autres se relevaient, d'autres non.

Mathilde

victime de l'attentat de Nice du 14 juillet 2016

De son côté, Sébastien a le réflexe de pousser sa copine Clara. "Et puis, mauvaise idée, je me suis retourné. J'ai tout vu de « l'après-camion »" À quelques mètres de là, Benoît se souvient de "morceaux de poussettes, de morceaux de corps. Une femme était en train de mourir, je suis allé près d'elle. C'est là qu'on a entendu des coups de feu."

J'ai pu apercevoir le conducteur. Un mec froid, comme un déménageur. Il avait une mission à faire, le regard déterminé, il n'avait pas le regard d'un fou. Dans un autre contexte, en journée, je me serais dit que c'était un déménageur. Comme s'il allait travailler.

Benoît

victime de l'attentat de Nice du 14 juillet 2016

Gardien de la paix à Nice, Gaëtan est l'un de ces tireurs. "Mon but, c'est de bloquer le conducteur dans le camion, puisque dans ma tête, il avait une kalachnikov. Ma collègue Magali était là. J'ai tiré trois balles du même chargeur. Le passager ne bougeait plus, raconte l'agent, très ému. On pense alors à un gilet explosif, à des gens cachés dans la remorque. On a créé une bulle de sécurité autour du véhicule, mais il y avait des personnes qui demandaient de l'aide partout."

En pleurs, Pascal, ambulancier aujourd'hui à la retraite, se remémore une femme l'appelant au secours, coincée sous le camion du terroriste Mohamed Lahouaiej-Bouhlel.

Raconter l'enfer une nouvelle fois

Un an et demi après le procès de première instance, c'est la deuxième fois que ces victimes viennent raconter leur nuit d'enfer et la vie qui s'en est suivie. "Le fait de témoigner en 2022, ça nous a fait du bien. Là, on revient pour vous dire à nouveau cette histoire, même si c'est dur de prendre les transports," avoue la maman de Clara, Frédérique.

"J'ai fait la démarche de les encourager à venir, car c'est un tout nouveau procès, la cour n'est pas la même. Mais ce deuxième procès est quelque chose de douloureux pour eux," souligne Me Yves Hartemann, avocat de 70 parties civiles. "Le but de l'audition, c'est qu'ils expriment ce qu'ils ont vécu : l'aspect factuel, mais aussi le traumatisme subi par l'attentat et ses répercussions des années après," poursuit-il, évoquant ensuite le désormais fameux syndrome du survivant.

Nombre d'entre eux ne sont pas touchés physiquement, mais les conséquences sont souvent les mêmes : ils continuent de vivre et estiment qu'ils n'ont pas le droit de se plaindre. Ceux qui minimisent ce sentiment se font rattraper par le traumatisme."

Me Yves Hartemann

avocat de parties civiles

Passée l'aberration de la soirée, les victimes décrivent toutes comment l'attentat, à long terme, a altéré leur santé, a détérioré leurs relations avec leur conjoint, leurs amis ou leur famille, ou les a découragés de poursuivre leurs études ou leur travail.

"Dans un premier temps, c'était le déni. J'ai passé mon bac, tout était normal. Dans la famille, on n'est pas du genre à extérioriser, confie Sébastien. Sont arrivées les études supérieures, et c'était la descente aux enfers. Je ne pouvais pas rester dans un endroit clos, il fallait que je sorte respirer l'air, j'étais hypervigilent, je changeais de rue dès que je croisais quelqu'un qui me paraissait louche. Ça m'est arrivé de sortir d'un train pour cette raison, et de devoir attendre deux heures le suivant," raconte celui qui s'est aujourd'hui engagé dans la marine. 

"J'ai été muté dans le Var et je vis aujourd'hui dans un petit village, raconte Igor, policier arrivé rapidement sur les lieux du drame. C'est le seul lieu où je me sens en sécurité. Je ne vais plus au cinéma, plus aux concerts, plus dans les centres commerciaux."

On vit isolé du reste du monde. On a beau parler aux psy, à la famille, ils ne peuvent pas nous comprendre tant qu'ils ne vivent pas la chose. Je suis jaloux des gens qui mènent leur petite vie, la famille, le Scénic... Je ne pourrai jamais vivre ça. Je suis invivable.

Igor

policier primo-intervenant sur l'attentat de Nice du 14 juillet 2016

Mathilde pensait retrouver la santé en quittant Nice et en regagnant son Aube natale : malheureusement, elle connaît des crises et enchaîne les thérapeutes et les soins psychiatriques. "Huit ans après, l'angoisse est toujours là. J'ai peur presque tout le temps, je prends des anxiolytiques, je suis en hypervigilence. (…)  Je suis pleine de colère de devoir justifier constamment au monde entier que je suis une victime." Benoît, le Vosgien, est aussi de cet avis : "Mes proches m'ont dit « oh super, vous allez à Paris, vous allez visiter quoi ? », rapporte-t-il, avec un rictus. On doit répondre qu'on ne va rien visiter en fait, qu'on vient déposer ici. Mais je ne leur en veux pas."

Un président à l'écoute

Benoît confie "se faire des films" : il avait des petits pétards sur lui ce soir-là, et son esprit lui reproche de ne pas les avoir jetés sur l'assaillant. "C'est débile," concède-t-il. Face à la culpabilité de ces victimes, le président Christophe Petiteau répond à chaque fois avec empathie, quitte à ce que l'interrogatoire prenne la forme d'une discussion. "La démarche de venir déposer ici est importante et courageuse. Pour vous, votre mari, les gens qui ont perdu la vie et pour que la justice puisse fonctionner," glisse le magistrat à l'adresse de Corinne, qui doutait de l'intérêt de son témoignage après celui Franck vendredi, son compagnon qui a poursuivi le terroriste en scooter. "Oui, et pour faire tout notre possible pour que ça ne se reproduise pas," lui répond-elle.

"Je voudrais m'excuser auprès des gens qui criaient à l'aide, et je ne me suis pas retournée, se désole Frédérique à la barre. J'ai un brevet de secourisme, et il ne m'a pas servi. Je ne pensais qu'à prendre la fuite. - Vous avez fui un attentat, Madame, lui rappelle doucement le président de la cour. - Oui, mais ils demandaient de l'aide. Je vis avec ça."

Gaëtan, le policier niçois, a demandé à arrêter les interventions sur voie publique. La moto, c'est terminé pour lui : il est terrifié à l'idée de mourir. "Il est peut-être un peu tôt pour faire le deuil de votre carrière, Monsieur, le rassure le président. - Il y a des gens qui portent l'uniforme et ils deviennent flics. Moi, je le suis tout le temps, j'ai ça dans le sang. Et j'ai conscience qu'on peut devenir dangereux quand on ne va pas bien."

Sur les sécurisations de carnaval, je suis en tension tout le temps, je vois des cibles potentielles tout le temps. Les collègues sont détendus, eux. (...) C'est dur d'avoir peur de mourir, quand on n'a pas 40 ans.

Gaëtan

policier primo-intervenant de l'attentat de Nice du 14 juillet 2016

Les témoignages des parties civiles vont se poursuivre sur dix jours pleins, jusqu'au 17 mai.

Après l'audition des proches de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, les accusés Mohamed Ghraieb et Chokri Chafroud seront entendus par la cour fin mai. 

"Je pense qu'on va retrouver la vraie personnalité des accusés, on a vu comment Ghraieb régissait aux questions hier, notamment de l'avocate générale," prédit Me Hartemann.

"J'ai été blessé par le passé, mais j'ai beaucoup d'espoir pour l'avenir, sourit Sébastien. Notre vie ne s'est pas arrêtée ce soir-là, ce n'était pas notre heure. Toutes les personnes qui ont perdu la vie, il faut leur montrer qu'on la vit intensément."

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