L’islamologue et politologue, Gilles Kepel, était l’invité d’Henri Migout sur l’antenne de France 3 Côte d'Azur. Il y est venu pour parler du conflit entre Israël et le Hamas. Et aussi, de ses répercussions dans le département des Alpes-Maritimes.
Professeur des Universités, spécialiste du monde arabe, écrivain, ses livres sont traduits dans plus d’une vingtaine de langues. Avec son son dernier ouvrage, "Le bouleversement du monde : l'après 7 octobre" - Edition Plon), Gilles Kepel décrypte pour France 3 Côte d'Azur sa vision sur le monde d'après "le 7 octobre 2023".
France 3 Côte d'Azur : Dans le titre de votre dernier ouvrage, vous employez le terme de "bouleversement". C’est un mot fort. Ce qui s’est passé, le 7 octobre, a-t-il totalement bouleversé l’ordre du monde tel qu’il était instauré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
Gilles Kepel : "Oui, c’est un bouleversement. En fait, la notion, même, de génocide, autrefois réservée dans l’usage courant au génocide des juifs par les nazis, est, depuis le 7 octobre 2023, utilisée par un certain nombre de défenseurs de la cause palestinienne pour incriminer le massacre des Palestiniens de Gaza par l’armée israélienne.
Nous voyons donc bien, comment, aujourd’hui, le monde se désorganise, en grande partie, autour de cet événement. Avant, nous avions, l’Est contre l’Ouest.
Aujourd’hui, nous sommes plutôt en présence de personnes qui veulent réorganiser le monde de manière latitudinale. C’est-à-dire, le Sud, dans sa globalité géographique, qui a souffert de la colonisation, contre le Nord qui en serait coupable.
Actuellement donc, un certain nombre de personnes veulent faire de cette notion de colonisation, le mal absolu dans toute l’histoire de l’humanité. Un mouvement de pensées que nous pouvons constater sur bon nombre de campus. Autres réactions, à cette manière de vouloir voir le monde de certains, l’élection de Trump aux États-Unis, ou encore la montée en puissance de l’extrême droite en Europe, qui considère qu’elle n’est pas du tout d’accord avec cette façon de voir les choses."
France 3 Côte d'Azur : Selon vous, l’élection de Donald Trump risque-t-elle, également, de bouleverser l’ordre mondial tel que nous le connaissons, ou est-ce un non-événement ?
Gilles Kepel : "Oui, je pense que cela va beaucoup influencer la situation au Moyen-Orient, et pour nous tous d’ailleurs. Force est de constater également qu’avec l’Ukraine, c’est la grande interrogation. Trump va-t-il souhaiter que les ukrainiens s’entendent face à un "deal" comme il aime à dire avec Poutine ? L’avenir nous le dira bientôt.
Au Moyen-Orient, en tout cas, il semble qu’il souhaite la paix. Il ne veut plus de guerre comme à l’époque des néoconservateurs. Il soutient très fortement Israël, mais il est également en train de pousser très fort pour qu'Israël cesse ses actions belliqueuses aussi bien au Liban que dans la bande de Gaza. En parallèle, son ami Elon Musk, le multimilliardaire, qui fait des "deals" comme lui, a pris contact avec un certain nombre de responsables iraniens, aux Nations-Unies à New York. Depuis, nous avons pu remarquer que les Iraniens ont donné l’ordre au Hezbollah d’entrer dans le processus de négociation pour un cessez-le-feu au Liban."
France 3 : Le 7 octobre 2023 aurait, selon un des chapitres de votre dernier ouvrage, entraîné des fractures parmi les populations des pays occidentaux. Par exemple, à Nice, nous avons pu remarquer des drapeaux israéliens au fronton de la mairie. Serait-ce symbolique de cette onde de choc ? À Nice ou dans d’autres pays occidentaux ?
Gilles Kepel : : "Oui évidemment. À Nice, comme ailleurs, il y a une très forte solidarité avec les personnes qui ont été les victimes du massacre du 7 octobre. Et encore plus dans les villes, qui comme à Nice, ont une importante communauté israélite. À l’inverse, nous avons pu, également, constater de fortes manifestations pro palestiniennes.
Dans les Alpes-Maritimes, je pense particulièrement à "Science-Po Menton", que j’ai créé il y a une vingtaine d’années. Depuis octobre dernier, il y a eu des manifestations pro palestiniennes incessantes.
Donc, on voit bien que ces polarisations et bipolarisation identitaire, qui étaient plutôt dans l’ordre du débat autrefois, sont devenues des manifestations politiques qui remplacent, en quelque sorte, les oppositions de la gauche et de la droite aujourd’hui.
De la sorte, le débat national change d’orientation avec d’un côté la question de l’immigration et de l’islam, arborés en termes de grand remplacement par l’Extrême-droite, le Rassemblement National, Monsieur Ciotti et autres… Et, de l’autre côté, la France insoumise qui se fait le chantre de la symbiose entre islamisme et gauchisme."
France 3 : A Nice, toutes les manifestations pro palestiniennes ont été interdites durant plusieurs samedis de suite. Certains ont parlé de honte pour ces interdictions. Est-ce le signe d’une certaine radicalisation du débat ?
Gilles Kepel : "En effet, nous pouvons vraiment parler de radicalisation du débat. Mais un débat qui n’emprunte plus ce à quoi nous étions habitués. C’est-à-dire, à l’opposition, dans des enceintes parlementaires, entre, ce que l’on nommait communément, la droite et la gauche. Là, nous avons l’impression que notre gouvernement est pris entre deux feux. D’un côté l’Extrême-droite, qui fait tourner la machine, et de l’autre la France-insoumise. Et si l’un des deux débranche le courant, cela s’effondre.
En fait, nos institutions même sont aujourd'hui mises en cause telles qu’elles avaient été établies après la Seconde Guerre mondiale, par ce type de débat. Cela augure, de manière très complexe, de l’avenir même de l’Union européenne qui est actuellement totalement, tiraillée par ces questions."
France 3 : Dans les Alpes-Maritimes, Amira Zaiter, la militante pro palestinienne a été condamné à un an de prison, elle a fait appel de son procès pour apologie du terrorisme. Cette fermeté judiciaire est-elle la seule réponse à cette bipolarisation identitaire ou y a-t-il d’autres voies ?
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Gilles Kepel :" Alors, tout dépend de la façon dont les choses sont exprimées. Si nous sommes en présence de menaces contre des personnes, par exemple, cela relève de la loi.
En revanche, on a tout à fait le droit d’être pour la Palestine ou pour l’État d’Israël. Tout, comme on a parfaitement le droit d’être révolté par le fait que plus de 40 000 Palestiniens sont morts, qu’un million et demi de Libanais ont dû quitter leur foyer. Tout comme encore, on a aussi le droit d’être écœuré, révolté, bouleversé par la razzia pogromiste de 1 200 personnes en Israël et le fait qu’il y ait 250 personnes qui soient prises en otages.
Toute la difficulté aujourd’hui, c’est d’essayer d’expliquer. D’essayer de fournir des éléments pour comprendre ce qu’il se passe. Or, force est de constater qu’actuellement, nous sommes plutôt pris en otage par ceux qui crient leurs émotions de chaque côté.
Dans ce contexte bien précis, avec un enjeu pareil, et même si toutes ces émotions sont légitimes, il est essentiel de pouvoir comprendre de quoi il s’agit exactement. D’autant plus que la manière dont nous pensons d’habitude, ne nous permet pas d’appréhender cette espèce d’explosion qui est nouvelle et qui est extrêmement préoccupante."
Gilles Kepel présentera son nouveau livre Le bouleversement du monde au salon du livre de Roquebrune Cap Martin le 30 novembre prochain.