"Ce sont des équilibristes" comment deux préfets peuvent prendre des décisions opposées à propos des manifestations pro-palestiniennes

Le préfet incarne la loi et l'État dans les départements, pourtant les préfets du Var et des Alpes-Maritimes prennent des décisions diamétralement opposées concernant les manifestations pro palestiniennes chaque semaine. France 3 Côte d'Azur a demandé son avis à un spécialiste du droit public.

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C'est un triste rendez-vous donné chaque samedi dans de nombreuses villes de France. Des manifestations pour la paix sont organisées depuis la reprise du conflit armé entre le Hamas et Israël. 

Depuis le mois d'octobre dernier et la prise d'otage des terroristes du Hamas, Israël attaque la bande de Gaza et les Palestiniens. Ce conflit cristallise les tensions partout dans le monde et on assiste à un clivage dans la société française. 

Deux départements, deux décisions différentes

Ces manifestations ont lieu avec plus ou moins de succès en fonction des semaines et des villes. Certaines font l'objet d'interdiction, d'autres non.

Alors comment et sur quoi se base le préfet pour autoriser ou interdire une manifestation ? Est-ce qu'il y a une dimension politique, est-ce un choix subjectif ? Nous avons demandé un éclairage à un avocat en droit public d'une autre région pour apposer un regard extérieur.  

  • À Nice, dans les Alpes-Maritimes, les manifestations déclarées en préfecture ont systématiquement été interdites par le préfet (plus d'une douzaine) mais à chaque fois, le tribunal administratif (compétent pour juger des conflits avec les administrations (impôt, urbanisme, arrêter préfectoral...) autorisait finalement ces manifestations. 

Le préfet Hugues Moutouh estimait dans ces arrêtés qu'il y avait : "un risque sérieux (..) de troubles graves à l'ordre public de partisans de l'une ou l'autre des parties au conflit".

"Le sujet est plus brûlant ici qu'ailleurs", avait-il expliqué fin novembre 2023, rappelant que les Alpes-Maritimes étaient "dans le trio de tête des départements" en matière d'actes antisémites.

À partir du mois de janvier 2024, le préfet a cessé de s'opposer aux manifestations sans plus d'argumentation.

  • À Draguignan, dans le Var, le député Rassemblement National Philippe Schreck a saisi le préfet pour demander l'interdiction des manifestations du collectif Urgence Palestine Est-Var. 

Le préfet du Var, Philippe Mahé a refusé d'accéder à la demande du député et "lui a rappelé le principe républicain et constitutionnel de la liberté fondamentale de manifester."

Dans un communiqué datant du 5 septembre 2024, la préfecture précise : "chacune de ces manifestations est déclarée par les organisateurs auprès des services de la préfecture. Il n’a jamais été constaté, ni signalé d’agissements relevant du délit d’apologie publique du terrorisme ou de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes en raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion, et elles n’ont jamais véhiculé de message en soutien direct ou indirect au Hamas."

Enfin, le préfet du Var rappelle que "ses services sont en contact permanent avec les représentants de
la communauté israélite, présente dans le département, et que l’ensemble des mesures nécessaires à la sécurisation des sites sensibles est systématiquement mis en œuvre par les policiers et gendarmes,
Notamment lors des offices religieux, en lien étroit avec les représentants du culte."  

Point de vue d'un avocat en droit public

Maître Franck Buors, avocat à Quimper dans le Finistère, est spécialisé en droit public, notamment au sujet des litiges avec l'État ou les collectivités territoriales. Pour aborder cette thématique, il rappelle qu'au lendemain de l'attaque du Hamas, le ministère de l'Intérieur avait édité un "télégramme" dictant les consignes aux préfets avec notamment l'injonction d'interdire toutes manifestations pro palestinienne. 

Ce texte a été attaqué par le Conseil d'État (juridiction suprême au-dessus du Tribunal administratif, l'équivalent de la Cour de cassation) et le ministre s'est défendu d'avoir donné des consignes strictes. Selon lui, c'était plutôt "un rappel des prérogatives du préfet".  

Le Conseil d'État a rendu sa décision le 18 octobre et rappelait : "qu'il revient aux préfets d’apprécier, au cas par cas, si le risque de troubles à l’ordre public justifie une interdiction"

Maître Buors explique : " la liberté d'expression et de manifestation est un droit fondamental. On ne peut pas "interdire par principe" ce serait une interdiction générale et absolue. Pour interdire une manifestation, pour exercer son pouvoir de police administrative, il faut motiver sa décision en fonction de critères locaux et propres à la situation."

Le préfet peut donc restreindre ou interdire la manifestation pour des raisons de troubles à l'ordre public.

Le préfet est censé avoir pris ses renseignements auprès des services de sécurité intérieure, analyser la situation et définir le niveau de risque.

Maître Franck Buors, avocat à Quimper.

Critère subjectif ?

Il y a des critères objectifs (si l'association organisatrice fait l'apologie de la haine ou si la manifestation est pro-Hamas (groupe terroriste), si le service d'ordre n'est pas suffisant) et des critères plus subjectifs comme le climat local. 

La jurisprudence en la matière date de 1933 avec l'arrêt Benjamin qui dispose que toute mesure de police doit être définie en fonction d'un contexte local et proportionné.

Dans les Alpes-Maritimes, le préfet a suivi à la lettre les "recommandations" du ministère de l'Intérieur jusqu'au mois de janvier en interdisant toutes manifestations.

Là où les associations comme la Ligue des Droits de l'Homme y voyait un acharnement, le Conseil d'État, dans son ordonnance du 4 décembre 2023, n'a pas vu dans ces décisions systématiques une décision générale. Pour le Conseil d'État, le préfet a pris une succession de décisions (fussent-elles toutes les mêmes) au cas par cas pour chaque manifestation (même si les arguments n'ont jamais convaincu le Tribunal Administratif), ce n'était donc pas une décision "par principe". 

Le préfet est un équilibriste, il se doit de rappeler qu'une restriction de liberté doit rester une exception pour ne pas porter atteinte à des libertés fondamentales. 

Maître Buors, avocat en droit public

à France 3 Côte d'Azur

Pour Maître Buors : "la justice a accompli son travail correctement. Je comprends que pour le justiciable, c'est étonnant de voir des décisions si différentes. Il faut se dire que le juge du Tribunal Administratif, lui aussi, a dû prendre des décisions basées sur des arguments subjectifs. C'est toute la difficulté de la police administrative, elle repose sur des considérations exactes ou imparfaites."

Une pression politique ?

En France, le préfet est nommé par le ministère de l'Intérieur, mais il doit conserver sa liberté et son autonomie. Il est aisé de suspecter une pression du pouvoir. Le ministre Gérald Darmanin a dû s'expliquer lorsque son "télégramme" envoyé le 12 octobre aux préfets dictait : "les manifestations pro palestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public, doivent être interdites ; l’organisation de ces manifestations interdites doit donner lieu à des interpellations". Le Conseil d'Etat a rejeté le recours contre ce télégramme, mais rappelle "qu'aucune interdiction ne peut être fondée uniquement sur ce télégramme ou sur le seul fait que la manifestation vise à soutenir la population palestinienne."

On peut toujours imaginer ce que l'on veut sur les motivations de la personne, il y a une question de courage et de responsabilité aussi.

Maître Buors, avocat en droit public

Pour Maire Buors, difficile de suspecté une décision politique : "ce qui est sûr, c'est qu'en décidant d'interdire la manifestation, c'est un acte symbolique. Le préfet se défausse de sa responsabilité sur le juge et se protège en cas de problème. "

Si le justiciable peut légitimement se poser la question de l'aberration de la situation, elle n'en reste pas moins légale et naturelle.

Deux préfets peuvent prendre des décisions complètement différentes basées sur une réflexion (censée être éclairée) faillible puisque humaine. Des recours légaux existent pour contester les décisions et donner une vérité judiciaire à défaut de vérité tout court. 

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