Pour la première fois, un militaire ayant subi un traumatisme alors qu'il était en service à la base aérienne d'Orange (Vaucluse) témoigne à visage découvert. D'autres victimes brisent le silence. À découvrir ce jeudi à 23h dans Complément d'enquête.

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Les images font froid dans le dos. Nous sommes en mars 2019, en Corse, en terrain militaire, sur la base aérienne de Solenzara.

Un homme se tient debout, le visage dissimulé sous une cagoule noire, tel un condamné à mort. Attaché à un poteau blanc criblé d'impacts.

Où se trouve-t-il ? Il n'en a pas la moindre idée : on l'a mené là les yeux masqués, pieds et poings liés, brinquebalé à l'arrière d'un pick-up filant à toute allure.

Autour de lui, un vacarme assourdissant : deux avions de chasse fendent le ciel. L'un des deux Mirage fait parler les armes : des obus de 30 mm, capables de percer des chars, lâchés un peu plus loin. 

L'homme comprendra bientôt la manigance : il est ligoté au beau milieu d'un champ de tir, en plein exercice à balles réelles. 

Bahutages

Pour effrayante qu'elle soit, la scène ici décrite n'est rien d'autre qu'une mascarade. Un bizutage. Ou plutôt un "bahutage", comme on dit dans l'armée.

Pas question de faire du mal à Antoine, en tout cas pas physiquement. 

Antoine, c'est cet homme attaché au poteau, alors jeune pilote à la base aérienne d'Orange, dans le Vaucluse. Ses camarades, qui ont pris soin de tout filmer, auront cherché à l'endurcir. Pour s'amuser.

Ce rite d'initiation le choque durablement. "Le sang se glace, déclare-t-il. Franchement, je n'ai pas compris." 

La hiérarchie est-elle complice ? Lui pense que oui. Au début, il se tait. Deux ans plus tard, il dépose plainte. Et aujourd'hui, il parle, à visage découvert, malgré le devoir de réserve imposé à tout soldat. Tant pis si sa carrière en pâtit. 

C'est par son témoignage que commence le documentaire Harcèlement dans l'armée : des militaires brisent le silence (prod : StudioFact), que France 2 diffuse ce jeudi 6 janvier à 23 heures dans Complément d'enquête. 

Toute la séquence est disponible ci-dessous :

Pendant des mois, de nombreux militaires ont été contactés, témoins ou victimes, pilotes, mécaniciens ou officiers de renseignement : ils dénoncent des faits d’une extrême gravité et déplorent l’absence de réaction des plus hautes instances de l’armée, voire l’omerta qui régnerait dans ses rangs. ©France 2 Pierre-Stéphane Fort et Mikaël Bozo avec TV Presse.

Avec ce film, Antoine devient lanceur d'alerte. "Il a pesé les risques et accepté de jouer le jeu, espérant faire bouger les choses, affirme le réalisateur, Pierre-Stéphane Fort. Moi aussi, j'espère que mon film va créer un déclic."

Car le cas d'Antoine n'est pas isolé, le film le montre.

Il y a même beaucoup plus grave : un viol, subi par une jeune militaire, Louise, placée sous camisole chimique en guise de prise en charge, durant une semaine. Elle aussi a bien voulu témoigner.

"Enquêtant sur le terrain, j'ai réalisé que ces pratiques de bizutages et de violences sexuelles étaient très répandues, précise Pierre-Stéphane Fort. Parfois, c'est anodin. Mais il y a un phénomène d'escalade : on cherche à faire mieux que les autres, à aller plus loin."

En 2009, à Istres (Bouches-du-Rhône), deux militaires de la base aérienne violentent l'un des leurs, Benjamin Pisani, lui faisant porter un seau à l'intérieur duquel chacun urine à tour de rôle. Écœuré, Benjamin Pisani quittera l'armée.

En 2012, à l'école militaire de Saint-Cyr, le sous-lieutenant Jallal Hami, 24 ans, se noie lors d'un bizutage. 

"À chaque fois, on entend : "Plus jamais ça !" À chaque fois, ça recommence", se désole Pierre-Stépane Fort. 

Sous-officier dans l'armée de l'air, Jeanne (son prénom a été changé) est plus nuancée : "En 23 ans de carrière, je n'ai jamais connu aucun bizutage, assure-t-elle. Ou alors des choses très drôles." 

Mais où s'arrête l'humour ? Où commence la violence ? Quid du consentement ? Dans le film de Pierre-Stéphane Fort, une officier nous apprend l'existence des "boobs checks" : 

"Il arrive que l'on demande au personnel féminin d'aller montrer ses seins en bout de piste, au pilote et au navigateur qui sont dans l'avion", explique-t-elle. Elle s'y est refusé. 

"De toute ma carrière, jamais je n'ai connu de fille qui ait dévoilé ses seins, réplique Jeanne. Elles montrent uniquement leur soutien-gorge."

La question des violences sexistes est en tout cas prise très au sérieux par l'institution militaire, selon un officier que nous contactons par téléphone : "Je dirais même que ça va trop loin, regrette-t-il. Je ne peux recevoir une féminine dans mon bureau qu'en présence d’un tiers, ou à condition de laisser la porte ouverte !"

Concernant les bizutages, il est du même avis que Jeanne : c'est du passé. 

"La culture du bizutage n’existe plus depuis une petite dizaine d’années, du fait de l’évolution de la société, du fait de la vague "MeToo", et du fait de l'armée elle-même, qui fait bouger les choses, commente-t-il. Il existe ainsi une cellule baptisée Themis, qui a directement l'oreille du chef d'état major des armées, chargée de lutter contre les violences et discriminations de toutes sortes."

De la poudre aux yeux, selon Frédéric Berna, avocat d’Antoine, le pilote victime de bizutage en Corse : "Tout le monde est au courant de cette culture du bizutage, jusqu’au plus haut niveau de l’armée, jusqu’à la ministre Florence Parly", veut-il croire.

Concernant son client, l’enquête est toujours en cours. Elle est confiée au parquet de Marseille.

"Il est logique vu la gravité de la situation que l’enquête prenne un peu de temps, reconnaît-il. J’attends surtout des explications. On est quand même sur une base d’entraînement de tir de l’armée française, ce sont des gens qui portent l’arme nucléaire, censés être responsables !"

Selon Frédéric Berna, ces faits de violences en réunion avec armes et préméditation sont passibles de dix ans d’emprisonnement.

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