Depuis trente ans, les clowns de l'association Le Rire Médecin embellissent le quotidien des enfants malades. Dans le service pédiatrique de La Timone à Marseille, derrière la clownerie qui amuse, il y a celle qui bouscule. Bien au-delà du rire.
"Pas moins de 20.000". C’est le nombre d’enfants qu’ils ont fait "rire" à eux deux depuis leur début avec la compagnie Le Rire Médecin. Dans leur loge du service pédiatrique de La Timone, Barth Russo et Stéphane Gambin s’apprêtent à revêtir les costumes clownesques de Molette et Sylvestre.
Chaussures immenses, cravates colorées, capes, chapeaux et nez rouges en évidence. La loge contraste avec la sobriété de l’hôpital: blanc, jaune et vide. Barth et Stéphane sont habitués de cette atmosphère lourde. C’est le quotidien. Celui d’accompagner par le divertissement des enfants malades, parfois très malades.
Ce mercredi matin à La Timone, un petit public attend impatiemment les deux intenables. De la loge jusqu’à la salle de jeux pour enfants, le duo de choc fait son entrée fracassante à coups de grands éclats de rire, chants et courses dans les couloirs du service hépato-gastro-entérologie.
Quassim, six ans et diabètique est hospitalisé depuis quelques jours. Impossible de cacher son sourire. Sa jeune maman non plus, elle les adore. Les blaguent commencent, s’enchainent. Aujourd’hui l’ambiance est à la détente pour cette partie du service. Ce n’est pas toujours le cas.
"Le clown prend soin de ce qui va bien chez l’enfant". C’est la différence entre eux et le personnel soignant, astreint à guérir, réparer physiquement. Stéphane raconte cette fois où il a tenu un bébé, paniqué avant de recevoir une aiguille pour un don de moelle osseuse.
En véritable soutien des équipes médicales, un des rôles de Molette et Sylvestre est bien de "distraire" pas seulement pour faire oublier l’ambiance de l’hôpital, mais aussi pour détourner de la douleur.
Comme une dizaine d’autres clowns intervenants dans les établissements de l’AP-HM (assistance publique – hôpitaux de Marseille). Les deux intermittents du spectacle sont intégrés dans la boucle du suivi des patients et formés par la compagnie pour se familiariser avec certaines pathologies. Ils sont tenus au secret médical.
Être témoin chaque jour de la souffrance des enfants n'a rien d'évident et la crise du Covid n'a fait qu'ajouter de la difficulté pour les deux passionnés.
Les enfants de La Timone se sont vus privés de clownerie pendant les deux confinements au printemps et à l’automne 2020. Une épreuve pour Barth et Stéphane et pour tous ces enfants en mal de moment de joie dans l’enceinte de l’hôpital.
Dans cette situation inédite, les deux comiques ont créé en novembre dernier Télé clown. Quatre épisodes (à ce jour), diffusés gratuitement à l’hôpital et sur leur chaine YouTube.
Si les clowns de la compagnie se sont inquiétés du sentiment d’abandon pour les enfants hospitalisés sur des longs séjours, l’initiative a permis dans une moindre mesure d’entretenir ce contact entre eux et les enfants, très attachés à leurs héros de l’hôpital.
On vient les bousculer.
Rire, sourire, mais pas seulement. Derrière la clownerie qui amuse, il y a celle qui bouscule. Le rôle de Molette et Sylvestre dépasse celui de la naïve maladresse pour distraire.
Les enfants gravement malades condamnés aux longs séjours dans une chambre d’hôpital perdent pour certains le reflex des émotions les plus simples. Dans l’enceinte de l’hôpital, les regards bienveillants sont habituels, l’attention particulière est permanente. Tout leur rappelle une chose : ils sont malades.
"On vient les bousculer". Derrière le burlesque, les deux compères rusent pour réveiller des émotions, des sentiments ordinaires d’un quotidien hors des grands murs blancs. Stéphane plonge dans le souvenir de Molette, volant un sac de bonbons dans la chambre d’un enfant. Qui oserait cette blague avec un enfant gravement malade ? Un clown.
"Sur le coup le petit a pleuré, mais se faire piquer un sac de bonbons, c’est aussi ça la vie". C’est le quotidien d’un enfant dans une cour de récré. Colère ou frustration, L’hôpital ne doit pas être ce lieu d’exception qui prive des émotions.
"Ils subissent énormément". Stéphane insiste, ses paumes se joignent en un geste raccord. Imaginez. Avoir son corps manipulé toute la journée. Culpabiliser, d’être malade, de faire pleurer papa et maman.
Les pitreries de Molette et Sylvestre ont un autre objectif. Celui de redonner le pouvoir à l’enfant. "Ils ont un besoin de maîtriser, car ici, ils ne maîtrisent rien". Alors le binôme devient volontairement le bouc émissaire, l’exutoire de la douleur, de la colère, du manque de contrôle.
Toujours dans une improvisation contrôlée et bienveillante, les deux clowns se chamaillent, font des bêtises, courent, sautent, bourdent. Pendant ce temps les enfants, eux, changent les rôles. Ils grondent, râlent, disent "non Molette !", "arrête Sylvestre !". Qui oserait gronder un clown ? Un enfant.
Avec leurs 20 années d’expérience, les deux compères connaissent les limites de chaque petit pensionnaire. Ils s’adaptent en permanence. Comme ce matin avec Dachi, trois ans. L’enfant est né dans cet hôpital où il a passé la plus grande partie de son temps. Des pathologies en cascade et en attente de greffe, il ne parle pas français.
Les deux nez rouges rentrent dans la chambre comme une tornade, rient fort, jettent les jouets, crient même. Dachi leur répond en français aujourd’hui, rie aussi, crie aussi. Ces quelques minutes de défouloir loin d’être anodines ont changé sa journée.
J’ai jamais autant pleuré que depuis que je suis clown à l’hôpital.
Clowns, héros discrets du quotidien hospitalier
La tournée du rire continue. Deux silhouettes colorées et bruyantes contrastent dans un couloir blanc et vide. C’est Ryad, 11 ans, le prochain spectateur. Les pitreries changent, les clowns titillent, se moquent gentiment. Assis sur son lit, sourire immense, le petit diabétique a de la répartie.
"Ah! ils les attendaient", confie sa maman assise au coin du lit. Habitué aux hôpitaux et déjà là depuis six jours, Ryad s’impatiente quotidiennement de la venue de Molette, Sylvestre et les autres.
Si les enfants sont bon public, ils ne sont pas les seuls. Même hors des chambres tant que les nez sont rouges, les blagues fusent. Dans l’ascenseur, les rires montent et descendent. Deux infirmières s’esclaffent de bon cœur aux blagues des deux comiques, intenables. "Sans eux, je ne sais pas ce qu'on ferait".
Le rôle du personnel soignant et des clowns n’est pas le même, le partage entre les deux équipes n’en est pas moins indispensable. Parce qu’il faut rire pour décompresser, se confier pour évacuer, encore un peu plus en mode Covid.
"Je n'ai jamais autant pleuré que depuis que je suis clown à l’hôpital". Ils n’ont plus leur nez rouge. Même derrière ses lunettes bleues, l’émotion dans le regard de Barth est perceptible.
Il parle de ses familles, elles aussi plongées dans l’ambiance lourde de l’hôpital, habituées des mots graves et durs. Des souvenirs difficiles reviennent aussi pour Stéphane. Parfois les parents démunis les appellent lorsque l'impensable se présente.
Il y a cette fois où ils ont accompagné un de leurs protégés dans ses derniers instants. Le costume instaure alors une distance et "protège". Mais pas de tout. "Des fois on pleure", lâche Stéphane. "Imaginez le rapport qu’on a eu avec eux" ajoute Barth. Les mots manquent pour décrire l’intensité de la relation entre les deux clowns et leurs petits protégés. De l’entrée à l’hôpital, jusqu’à la fin.
Molette, Sylvestre et les autres clowns sont un pilier de l’hôpital public. Un soutien sans failles des enfants, des parents, des soignants, Ici les clowns ne font pas peur. Du rire pour guérir et bien au-delà, les clowns de l’hôpital inspirent jusqu’au cinéma.
L’acteur et réalisateur Reda Kateb prépare un long métrage sur l’histoire de l’association Le Rire Médecin. Fondée par Caroline Simonds, l’union magique des clowns pour guérir les enfants dure depuis près de trente ans et pour encore bien longtemps.