À Marseille, les occupants de la résidence sénior du Roy d'Espagne sont priés de déménager avant l'été : le terrain est vendu à un promoteur pour y construire des logements, ce qui soulève l'inquiétude des personnes âgées et l'indignation du voisinage.
Ils l’ont appris à l’occasion des vœux de la direction de l'établissement, le 9 janvier dernier : les 51 occupants de la résidence sénior du Roy d'Espagne vont devoir faire leurs cartons avant l'été et trouver une autre solution d'hébergement. Le terrain est vendu à un promoteur pour y construire des logements, leur a-t-on annoncé brutalement pour leur souhaiter une "bonne année". Une situation qui fait bondir les habitants du quartier, indignés du sort réservé aux personnes âgées, mais tout autant préoccupés par ce projet immobilier qui viendrait dénaturer leur parc labellisé "patrimoine remarquable".
Un petit morceau de campagne dans la ville
Le Roy d'Espagne, au pied du massif de Marseilleveyre, c'est un peu la campagne à dix minutes de la mer et des calanques, un petit paradis pour les 5000 habitants de ce quartier le plus boisé de Marseille. Une ville dans la ville, offrant crèches, écoles, commerces, érigée en plusieurs tranches, entre 1959 et 1974. Au total, 23 copropriétés se juxtaposent, dans cette cité labellisée "patrimoine du XXᵉ siècle" et "Architecture contemporaine remarquable" par le Ministère de la Culture.
La résidence autonomie est lovée dans ce "cadre luxuriant et calme", indique le site internet du Groupe Entraide, gestionnaire du lieu qui peut accueillir jusqu'à 79 personnes. Pourtant, l'établissement ne fait pas le plein et affichait un important déficit en 2022.
"On nous a trahis, le jour des vœux"
Daniel Ruffato, à 64 ans, est l'un des plus jeunes locataires de la maison sénior, où il s'est installé il y a dix mois : "On commençait à être une famille", regrette-t-il "et on va être tous dispersés, c'est là où ça va être le plus dur". La direction lui a proposé de visiter d'autres résidences du groupe Entraide et Daniel est résigné : "Je pense que c'est là, c'est fini, il faut partir".
Un autre résident, discret et élégant, en manteau et casquette, glisse d’une voix fluette,"on ne s'y attendait pas… Nous sommes désorientés, ce n'est pas facile d'être dépaysé comme ça".
Ils sont nombreux à oser dire leur détresse, conscients de leur fragilité. "On nous a trahis, le jour des vœux... La sentence a été sans pitié" lance un résident très remonté, qui raconte avoir vécu autrefois dans la rue, "le pouvoir et l'argent prennent le dessus sur la morale", s’indigne-t-il, "heureusement que notre doyenne qui avait fêté ses 100 ans en mai, s'en est allée et n'est plus là pour voir ça ".
J'essaye de m’en sortir, mais c'est une honte, à mon âge, de devoir partir... j'aimais tellement mon jardin, le calme, la verdure, pourquoi ils ont fait ça ?
Josiane*, 93 ans, résidente de la maison séniorà France 3 Provence-Alpes
Josiane*, 93 ans, elle, n'hésite pas à parler de "souffrance". Elle s'exprime lentement, semble peser chacun de ses mots, face à la gravité de la situation : "J'ai beaucoup de chagrin… Il y a quelqu’un qui s'est suicidé, personne ne le dit... un résident, la semaine dernière, suite à cette annonce. Il disait, ce pauvre homme, où je vais aller, où je vais aller…"
La rumeur qui circule résonne dans toute la cité. Les familles sont choquées, "un suicide, c'est glaçant", confie Caroline, venue avec sa sœur rencontrer la direction pour avoir des informations sur le déménagement de son papa, "on ne sait rien, c'est anxiogène ". Isabelle, fille de Nicole, 92 ans, affirme que la confiance est rompue face à "un défaut d'information volontaire", qui signe selon elle un "manque de respect pour les anciens" et génère "un climat de suspicion et d'angoisse chez des personnes vulnérables."
Un projet immobilier mal accueilli
Les voisins de la résidence Entraide ont découvert un beau matin mi-janvier une affichette en forme de SOS collée par un résident sur la place des commerçants. "Nous sommes très attachés à nos aînés dans la cité", a réagi Béatrice Bertrand, "les mettre dehors comme de vieux meubles, c'est extrêmement choquant et humainement ça ne passe pas ".
Si la résidence est déficitaire, pourquoi ne pas chercher un repreneur plutôt que de vendre à un promoteur ?
Alison, habitante et membre du collectif Roy d'Espagneà France 3 Provence-Alpes
Cette habitante de la tour n° 2 du Roy d'Espagne a très vite appris par le bouche-à-oreille qu’un collectif se créait et l'a rejoint. D'autant que derrière la fermeture de cette résidence se cache la construction de 140 logements. Des centaines de nouveaux arrivants viendraient à coup sûr engorger les infrastructures de la cité.
"Ce n'est pas un point de vue égoïste d’harmonie du quartier", se défend Béatrice, "mais avec la pression immobilière, des immeubles surgissent partout, on est déjà étouffés sous les logements et les voitures". Elle s'étonne du fondement de ce projet : "Ces aînés, eux aussi sont des habitants, on va les déloger pour en loger d'autres ? Je ne comprends pas".
Une incompréhension partagée par Alison, membre active du collectif du Roy d'Espagne. Cette mère de famille a grandi dans la cité, "je suis allée à l'école où mes enfants vont", se réjouit-elle, appréciant le lien solidaire qui existe ici entre les générations. Alison a participé à la rédaction de la pétition et voudrait contrer ce projet avec le soutien de la Ville : "Si la mairie se montre par ailleurs attachée à l'intergénérationnel, pourquoi de ne pas redonner vie à ce lieu plutôt que d'en faire des énièmes logements ?"
Des riverains déterminés
D'autant que la mairie peut préempter : c'est du moins ce qu'indique Olivier Le Mailloux. Parmi les habitants, cet avocat au barreau de Marseille a été désigné pour représenter le collectif, au nom d'un "nécessaire travail citoyen de transparence". Olivier Le Mailloux tient à éclaircir certains points du dossier tels que le financement récent de travaux de rénovation, à l'intérieur de la résidence autonomie, au travers de subventions publiques. L'avocat s'interroge sur ce "1.5 million d'argent public dépensé pour rénover un immeuble totalement rasé et vendu à des promoteurs qui n'entendent pas continuer l'activité".
Il est question d’un suicide suite à l’annonce de cette vente. La situation est humainement très préoccupante et catastrophique pour l'écosystème.
Me Olivier Le Mailloux , avocat du collectif du Roy d'Espagneà France 3 Provence-Alpes
Une autre question mérite d'être soulevée, selon lui, quant aux conséquences environnementales d'un chantier de construction dans ce parc arboré de pins centenaires. Olivier Le Mailloux et le collectif se sont déjà tournés vers le Conseil départemental, ils entendent solliciter la Ville et questionner la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) sur l'aspect patrimonial du site.
"Si aucun terrain d'entente n'est trouvé, nous sommes déterminés à entamer une action en justice afin de préserver le Roy d'Espagne, ses habitants et l'écosystème", conclut l'avocat.
L'"écosystème" si cher au cœur des résidents se loge dans la pinède. Ce sont des écureuils et des oiseaux que nous découvrons dans les pas d'Alain. Installé depuis cinq ans dans un petit pavillon de la résidence autonomie, il tient à nous conduire jusqu'à son appartement et nous faire visiter son jardin extraordinaire. Et ce malgré la désapprobation de la directrice qui fait la chasse aux journalistes qu'elle soupçonne de troubler la paix des pensionnaires, "effrayés par les caméras".
Un petit bol de lait pour le chat sur sa microscopique terrasse, où il aime tant entendre "chanter les rouge-gorges, des pinsons, les merles", la joie de vivre est là pour cet amoureux de la nature.
De son côté, la direction du groupe Entraide assure avoir mis en place une cellule de crise pour faire face au "climat anxiogène provoqué par le battage médiatique". Elle affirme que le suicide de l'occupant mentionné est antérieur à l'annonce de la fermeture de la résidence et dément mettre les locataires dehors : "on ne fermera pas tant qu'ils ne seront pas tous relogés'.
*Josiane est un prénom d'emprunt