Témoignage. "J'ai toujours chez moi de quoi reboucher", elle raconte encore traumatisée, la psychose de la fissure à Marseille

Publié le Écrit par Laure Bolmont

Après l'effondrement des immeubles de la rue Aubagne, le 5 novembre 2018, une vague d'arrêtés de péril submerge le quartier. La municipalité traque les fissures, l’insalubrité, la vétusté. Une psychose s'abat sur Marseille, à coups d'évacuations expéditives. Une habitante raconte son "après catastrophe".

L'essentiel du jour : notre sélection exclusive
Chaque jour, notre rédaction vous réserve le meilleur de l'info régionale. Une sélection rien que pour vous, pour rester en lien avec vos régions.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "L'essentiel du jour : notre sélection exclusive". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

Suite aux effondrements des immeubles de la rue Aubagne, le 5 novembre 2018, la peur s'empare de toute une ville. Des centaines d'arrêtés de péril grave et imminent (renommés "procédures de mise en sécurité" depuis 2021) submergent ce quartier de Marseille, et débordent bien au-delà. La municipalité cible les bâtiments jugés dangereux, délabrés ou non, évacue leurs occupants dans la précipitation, sans réelles solutions de relogement, donnant naissance à des centaines de "sinistrés collatéraux" de la catastrophe. Léa*, une enseignante de 43 ans, est l’un d'entre eux, ces anonymes qui ont subi l’onde de choc de plein fouet et qui ne figurent pas dans les rangs des parties civiles au procès. 

"Un tournant dans ma vie"

"La dent creuse, je déteste ce mot, ce grand vide qui a pris la place de la vie". Léa dit avoir mis plus d'un an avant de pouvoir passer devant cette béance laissée par le drame, qu'elle désigne comme "un tournant dans sa vie". Pour répondre à nos questions, elle réveille le souvenir cuisant de ce lundi, 5 novembre 2018 vers 9h, quand du fond de son lit, elle entend un grand bruit sourd. Léa ne comprend pas tout de suite que l'impensable vient de se produire quelques numéros plus bas. Mais les appels et SMS de ses proches ne tardent pas à affluer sur son téléphone. "Je me suis levée, j'ai ouvert la fenêtre et j'ai compris tout de suite le carnage".

Léa, pétrifiée, ne se sent pas capable de sortir, allume la télévision, écoute la radio durant des heures. "Quand je suis enfin sortie dans la rue, la première personne que j’ai croisée, c'était la restauratrice du rez-de-chaussée qui, elle, connaissait l’une des victimes. On est tombées dans les bras l’une de l'autre sans un mot. C’était fort".

"On mettait les gens dehors"

Durant toute une semaine, ce professeur d'anglais redoute de rentrer chez elle après la classe, d'apercevoir les grues et les secouristes en action sous la lumière des projecteurs. Elle vit seule avec son chat dans cet appartement de 50 m² qu'elle a acquis en 2012, dans une petite copropriété de quatre appartements, dont seulement deux sont occupés. Son voisin du dessus, locataire et mauvais payeur, n'est pas bien gênant.
Elle est envahie peu à peu par l'angoisse, "je ne pouvais pas m'empêcher de lire tous les articles qui sortaient" tandis que les services municipaux tournaient dans la rue. "Je voyais des voisins être délogés de chez eux, à la moindre fissure, on mettait les gens dehors, je voyais des valises se faire à la hâte et je me disais, ce n'est pas possible, ça remonte, ça se rapproche, ça va arriver ici".

L'évacuation : "On ne peut pas prendre de risque"

Et c'est arrivé. Un beau matin de juin 2019, huit mois après l'effondrement du 65, le locataire du dessus a appelé la mairie pour déclarer des lézardes dans son plancher, pensant pouvoir s'exonérer du versement de son loyer. "Les experts sont arrivés le vendredi, ils nous ont dit, on ne peut pas prendre de risques vu votre adresse, le lundi, l'affiche d'arrêté de péril était collée sur la porte". Léa se souvient avoir préparé des sacs et anticipé son départ : " je n'avais pas, en plus, l'intention de me faire jeter comme une malpropre, je suis partie de moi-même. Le locataire du dessus, il a fallu le sortir par la force".

Je ne conteste pas du tout la nécessité de faire des travaux à ce moment-là. Par contre, il n'y avait pas péril.

Léa, habitante évacuée de son appartement rue d'Aubagne

France 3 Provence-Alpes

Un petit drame ordinaire que Léa relativise au regard de l'ampleur de la catastrophe et de la problématique du relogement pour des familles avec enfants. "J'étais propriétaire, donc je n'avais droit à rien. Heureusement, j'ai été hébergée durant six mois chez une amie".

Mais la situation va s'enliser. Une fois les travaux prescrits effectués, de nouvelles injonctions des services municipaux tombent. Elle finit par faire une crise d'angoisse devant ses élèves, connaît pour la première fois "l'oppression sur la poitrine, le manque d'air, jusqu'au malaise" et se retrouve en arrêt de travail. D'autres problèmes de santé surviennent, mais elle veut rentrer chez elle coûte que coûte. De toute façon, elle a contracté un emprunt sur 25 ans et l'appartement est, à cette époque, invendable.

Le retour à la maison

Hébergée "gentiment "durant six mois passés, elle trouve le temps très long. Dès que les travaux du plafond de sa chambre se terminent, Léa décide donc de réintégrer son appartement, juste avant les fêtes, malgré le maintien de l'arrêté de péril et sans autorisation."Le comble, c'est qu'ensuite la covid est arrivée, et je me suis retrouvée confinée dans un logement que je n'avais pas le droit d'occuper", s'amuse la quadragénaire, qui se lance alors frénétiquement dans la décoration de son "chez-elle" enfin retrouvé. La levée du péril surviendra au cours de l'été 2020, un an après l'évacuation. 

"Paradoxalement, je suis contente quand même que ces travaux aient été faits, je me sens mieux, plus en sécurité, mais par contre, je continue à dire, qu'il n’y avait absolument pas nécessité de nous mettre dehors". Mais le traumatisme a laissé des marques. Le médecin avait évoqué un syndrome post-traumatique, aujourd’hui Léa surveille ses murs avec fébrilité, "je ne supporte toujours pas de voir la moindre fissure chez moi. J'ai toujours une boîte d'enduit pour reboucher."

Les syndics

C’est à eux que la propriétaire en veut le plus. Les syndics, une profession aujourd'hui visée par le procès de la rue d'Aubagne. À chaque étape son histoire, les gestionnaires de copropriétés ont été les grands absents du dossier. Elle se souvient des appels téléphoniques, dans le vide, "leur petite musique d'attente me faisait faire des cauchemars".

Le syndic, c'était du vent et de la com à l'ancienne, il m'avait envoyé ses "meilleurs vœux pour l'année 2020” alors que j'étais à la rue.

Léa , évacuée de la rue d'Aubagne

France 3 Provence-Alpes

Elle dénonce leur système de tiroirs-caisses : "ils ne sont là que pour faire des appels de fonds, quand j'avais besoin de réconfort, on me raccrochait au nez". Après "en avoir changé" à plusieurs reprises depuis la levée de l’arrêté de péril, elle déplore leur manque d'empathie avec les victimes, "ces pauvres gens sont morts pour rien, et ça les laisse indifférents".

Finalement restait la solution de devenir syndic bénévole, mais il aura fallu plus d'un an à Léa pour trouver un assureur prêt à accepter dans son portefeuille une petite copropriété, bien que rénovée, sise rue d'Aubagne.

*Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée

Qu’avez-vous pensé de ce témoignage ?
Cela pourrait vous intéresser :
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Veuillez choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
Veuillez choisir une région
en region
Veuillez choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information