"Va-t-on se retrouver avec la mortalité infantile des pays du Sud ?" : face à la suppression de l'AME, les médecins s'inquiètent

Le Sénat a adopté, le 7 novembre dernier, la suppression de l'AME. En Paca, 60 000 demandes d'AME ont été traitées en 2022 ce qui représente un tiers des dossiers régionaux, hors Ile-de-France. Avec un noyau concentré dans les Bouches-du-Rhône. Des professionnels du secteur décryptent les conséquences de cette décision.

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Cette fois ce n’est plus une discussion. Le Sénat a adopté, le 7 novembre dernier, la suppression de l’Aide médical d’Etat (AME). Si la mesure doit encore passer l’étape de l’Assemblée nationale où le projet de loi immigration doit être examiné avant la mi-décembre, elle fait déjà frémir les professionnels de santé en Provence-Alpes Côte d'Azur, où les demandes d'AME sont très nombreuses.  

En 2022, 60 000 demandes d’AME ont été traitées en Paca, ce qui représente un tiers des dossiers nationaux, hors Ile-de-France, avec un noyau concentré dans les Bouches-du-Rhône. Maeva Jego Sablier est médecin généraliste à la Maison de santé Peyssonnel, dans le 3e arrondissement de Marseille. Pour rappel, ce quartier est le plus pauvre de France avec un taux de pauvreté autour de 50%, "sans compter les bénéficiaires de l’AME", insiste la professionnelle de santé. Celle qui exerce dans ce quartier précaire, indique que les bénéficiaires de l’AME représentent 10 % de sa patientèle, soit près de 200 personnes. 

"Une abberation médico-économique"

Pour cette médecin généraliste, l’adoption de cette mesure est "une aberration médico-économique", déjà mise en évidence dans un rapport relatif à l’AME. Pourtant l’un des arguments qui a motivé ce vote favorable à la suppression de l’AME est l’aspect économique. Qu’en est-il réellement ? L’AME représente une dépense de 1.18 milliards d’euros, et l'ensemble des dépenses de santé liées à l'AME représentent ainsi 0,5 % du total des dépenses de santé en France. 

Maeva Jego pointe le coût que peut engendrer un retard de diagnostic et de prise en charge. Ainsi, réduire l'accompagnement médical des personnes en situation irrégulière pourrait entraîner un surcoût à long terme. Elle illustre : "Pour un patient diabétique par exemple, il vaut mieux faire 10 consultations à 25 euros sur 2 ans, et avoir un diabète stabilisé et une pathologie suivie afin d’éviter une décompensation qui entraînerait un coma diabétique, et donc une hospitalisation voire un recours à la dialyse".

Le coût moyen d’une journée d’hospitalisation en France est de 1 370 euros, dans un service de médecine. Selon une étude menée par l’Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, les économies vont de 9% à 69% lorsqu'une maladie était prise en charge de manière précoce, par rapport à des soins tardifs.

Vers une surmortalité et une chute de l’espérance de vie

Au-delà d’être une aberration d’un point de vue médico-économique, Jérôme Borlot se dit être très inquiet. "Il y a une catégorie non négligeable de la population sur le territoire qui n’aura pas accès au soin. On va avoir une surmortalité et une chute de l’espérance de vie. Je crains que les gens ne soient plus soignés", explique-t-il. 

"Que va-t-il se passer pour les 10 % des gamins du quartier qui vont se retrouver sans AME ? Va-t-on se retrouver avec la mortalité infantile des pays du sud ?"

Maeva Jego Sablier, médecin généraliste à Marseille


à France 3 Provence-Alpes

Des propos soutenus par Jérôme Borlot, médecin coordinateur Pass (Permanence d’accès aux soins de santé) adulte de Marseille qui prend le "contre-exemple" de l’Espagne. Notre voisin ibérique a restreint l'aide médicale aux étrangers en situation irrégulière en 2012. Leur taux de mortalité a aussitôt commencé à augmenter, année après année, pour atteindre une hausse de 22,6% en 2015. "Aucun document ministériel n’a jamais prouvé le bénéfice financier de la mesure." En clair, ce report sur l’hôpital des patients en retard de soins aurait pour conséquence, un report du budget de l’AME sur les finances hospitalières. Pour un hôpital public qui présente déjà des déficits.

Pour Maeva Jego Sablier, ces nouvelles restrictions de l’AME pourraient avoir des conséquences néfastes en termes de santé publique. "Cette aide médicale constitue un véritable filet de sécurité en matière de santé publique en permettant, malgré ses imperfections, un accès aux soins à une population très exposée aux risques de santé, dont les maladies infectieuses et transmissibles, en raison de conditions de vie très dégradées", développe-t-elle. Une population déjà très exposée à la "peur de la stigmatisation", la précarité, des psychotraumatismes et une vulnérabilité sanitaire. 

Des conséquences sur la transmission des maladies

Les deux professionnels de santé sont en accord pour dire que cela peut avoir des conséquences concernant les maladies transmissibles. " Ces maladies ne sont pas cantonnées aux cartes de séjours, assène Jérôme Borlot. Si on arrête l’AME on va se retrouver dans un déséquilibre et sur les épidémies, on peut quand même s’inquiéter, que soit sur le dépistage de la tuberculose, de l’hépatite B ou encore de la rougeole." Maeva Jego Sablier le rejoint en se demandant si, en ne mettant pas à jour les couvertures vaccinales, on ne va pas "revoir des épidémies dans 10 ans".

En supprimant l’AME, les professionnels sont inquiets, globalement, pour le système de soins déjà à bout de souffle et la prise en charge de la population générale. "Le dispositif PASS est déjà saturé, ça déborde dans les services des urgences, se désole Jérôme Borlot. Dans les PASS, il y aura une perte de réactivité et un délai d’attente incompatible avec l’état de santé de la population." Délai d’accès aux urgences plus long, perte d’un accès aux soins de qualité pour la population générale, "le fait de ne pas avoir un dispositif spécifique pour les clandestins, c’est pire pour le système de santé."

"Je serais en souffrance de devoir penser une médecine dégradée"

Enfin, la dernière conséquence que relève Maeva Jego Sablier, est l’éthique et la déontologie. Elle qui a 10% de sa patientèle qui est bénéficiaire de l’AME, se demande comment elle va faire. "Je suis consciente de mon épuisement professionnel dans les mois à venir. Je ne vais pas pouvoir dire à 100 de mes familles que je suis : je ne peux plus vous voir. Mais je serais en souffrance de devoir penser une médecine dégradée. Si j’étais en Côte-d’Ivoire, à faire de la médecine humanitaire, ok. Mais là dans ma structure, dans un pays riche avec un système de santé, non. Je ne peux pas tolérer et accepter de soigner des personnes différemment des autres", s’insurge-t-elle.

De son côté, Jérome Borlot n’est pas plus rassuré ni rassurant. "Ça va demander des stratégies d’adaptation. Tant qu’on pourra, on va les recevoir. Jusqu’au jour où il faudra se poser la question d’arrêter de suivre tout le monde. On sera la seule filière qui propose la gratuité, que ce soit des consultations que des médicaments. Mais le dispositif devra être revu de A à Z. Si on a une prise en charge qualitative pour l’instant, on pourra plus le faire. On devra faire de l’abattage et même comme ça, ça finira par déborder."

En 2019, un rapport conjoint de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale des Finances a rappelé que l’AME répondait à un objectif éthique, de santé publique et de pertinence de la dépense : "ne pas assurer un accès aux soins primaires à des personnes, particulièrement celles en situation de précarité (…) peut conduire in fine la société à devoir assumer des dépenses plus importantes". Une réduction du panier de soin de l’AME aurait pour effet d’augmenter le renoncement aux soins et de dégrader l’état de santé des populations concernées. Ce rapport conclut en rappelant que l’AME n’est pas un outil de politique migratoire.

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