Témoignages. "La France qui se lève tôt se lève toujours aussi tôt et c’est de plus en plus dur" : confidences politiques au comptoir d’un resto routier

Publié le Mis à jour le Écrit par manale makhchoun
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Chaque jour, ce resto routier accueille majoritairement des professionnels de la route et des ouvriers. A quelques jours du 1er tour des élections législatives, au menu des discussions : pouvoir d'achat, immigration, retraite, conditions de travail... Dans ce petit coin de l'Allier, la politique s'est invitée à table et nous avons tendu l'oreille.

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 “La politique m’emm*rde. Ce sont tous des guignols”. Accoudé au comptoir d’un resto routier de l’Allier, Jean livre ses états d’âme politiques. D’une énergie mal contenue, il souffle, touille son café comme s’il tentait de briser la tasse, tout en parlant sans discontinuer. “Ça ne changera rien. C’est toujours la même chose”, martèle-t-il, capuche sur la tête. Christophe acquiesce, muet, tout en essuyant le comptoir. “On est un peu le psy, avoue l’employé. Pour plaisanter, je leur dis que c’est 50 balles la séance, pleurs compris”. Entre la nostalgie de mai 68 et le désespoir qu’“un jour les choses changent”, Jean se débarrasse du poids de ses peines. Ce chauffeur routier de 37 ans n’est pas le seul à se livrer à Christophe autour d’un café. Ce matin-là, le restaurant routier de Broût-Vernet se transforme, le temps d’un instant, en bureau des plaintes. Ici, les regrets et une grogne contagieuse sont au menu entre le steak frites et le verre de vin. La raison de leurs colères : la campagne des législatives. Ou le “grand bordel” comme ils aiment l’appeler.  

"Les hommes politiques sont déconnectés du monde réel" 

“Ici, rien n’est tabou”. Dans le restaurant de Christophe et de sa femme, on n’épargne aucun sujet, “tant que tout se fait dans le respect”. Dans un élan moqueur au charme vintage, Christophe titille ses convives. “Les législatives, tu as un avis hein ?”, lance-t-il. Alain, dans son plus bel habit de travail orange fluo, sourit. Il roule depuis plus de quatre heures dans son camion blanc. Ce chauffeur dans le BTP s’octroie une petite pause pendant laquelle il accepte de nous exposer ses états d’âme et ses attentes en matière de politique. “Cela fait longtemps que je les méprise. Les hommes politiques sont des gens complètement déconnectés du monde réel”. Christophe approuve : “C’est ce que j’entends souvent ici. Ce matin, un routier me disait qu’il était choqué d’apprendre qu’un ministre des finances estimait le salaire moyen d’un Français à 3 000 euros par mois. Mais dans quel monde vivent ces gens-là ?”. “Moi je les mettrai tous au SMIC, s’emporte Alain. Ils verront ce que ça fait. Je les foutrai dans une usine en 3x8. Ils comprendront ce qu’est la galère”. Avec tous ces rebondissements, ce chauffeur de 54 ans trouve la campagne des législatives incroyablement différente. Il affirme n’avoir jamais connu cela depuis qu’il a l’âge d’avoir une conscience politique. “C’est un bordel sans nom. Tous ceux qui se haïssaient hier, se tapent dans le dos aujourd’hui. Qui croire après ça ?”. Malgré sa déception, cet ex-gilet jaune ira tout de même voter aux législatives “pour le moins mauvais”, dit-il. 

Lors des élections européennes du 9 juin 2024, à Broût-Vernet, la liste RN conduite par Jordan Bardella est arrivée en tête avec 41,07 % des suffrages, devançant la liste Renaissance de Valérie Hayer, avec 11,31 % des voix. La liste Reconquête, menée par Marion Maréchal, a obtenu 9,13 % des suffages. Une percée de l'extrême-droite dans cette commune qui confirme les résultats des européennes de 2019 : la liste de Marine Le Pen était déjà arrivée première avec 29,91 % des voix, devant la liste Renaissance, avec 18,12 % des suffrages à l'époque.

Pour ces législatives 2024, Bardella "me plaît bien" 

Tous ceux que nous rencontrons ont le cœur qui penche à droite. Mais depuis la dissolution, ils sont un peu perdus. Quand on leur parle du président de la République, ils rient. Les routiers ne le prennent plus au sérieux, disent-ils, et le trouvent trop arrogant. Et cette décision de dissoudre l'Assemblée n’a fait que confirmer leur avis. Eux, penchent, clairement vers l’extrême droite ou le vote blanc. Ils l’assument sans gêne, sans tourner autour du pot et sans ambiguïté.  En évoquant leurs attentes des politiques, trois sujets reviennent sans cesse : l’immigration, l’Europe, et le pouvoir d’achat. Des thèmes dont le Rassemblement national a fait son cheval de bataille. Toutes les générations s’accordent sur le coût de la vie en hausse et le pouvoir d’achat en baisse. Un cocktail de “c’était mieux avant”, entendu à plusieurs reprises, qui pousse la plupart des routiers que nous avons interrogés à rejoindre le giron de l’extrême droite. Au milieu de cette tendance politique, Thierry, de passage pour le déjeuner, fait office “d’OVNI”. “J’ai voté pour les écologistes, confie-t-il fièrement. Les gens s’embêtent trop avec la gauche et la droite alors que ces gens cherchent juste à avoir une chaise bien chaude. Ils livrent une guerre pour s’embrasser quand ils sentent le vent tourner. Dans 20, 30 ans, quand la planète brûlera, on se sentira bien cons d’avoir accordé de l’importance à ces gens-là”. 

"C'était mieux avant" 

Un peu plus loin, seul à une table, dévorant son bout de pain, François tente la déconnexion. “Ça ne m’intéresse pas", expédie-t-il. Il ne "sait même pas qui est candidat” même si Bardella lui “plaît bien”. À bord de son camion, il préfère la musique aux débats politiques. “On est branché 15 heures par jour sur la radio. Entendre le bla-bla politique, ça me déprime”, souffle-t-il. Même la télévision du restaurant est restée silencieuse. Seules les images défilent.

Les yeux rivés sur l’écran et le visage marqué, le routier de 39 ans se livre sur son travail. Le père de famille touche entre 3 000 et 4 000 euros par mois. Un “beau salaire” mais lorsqu’il détaille le contenu de sa fiche de paie, le routier déchante vite. “Alors oui, on a de bons salaires mais un routier qui a 10 ou 15 ans de boîte est payé en réalité le SMIC. On fait énormément d’heures. Il faut savoir que ce montant en bas de la fiche paie regroupe les frais de route et le salaire. Comme on fait plus de 200 heures par mois, ce n’est rien”. Alors, ceux qui “sont payés à ne rien foutre”, ça l’énerve. “On accorde trop d’aides à des gens qui ne travaillent pas, estime-t-il. Et l’immigration, c’est devenu n’importe quoi. Il y a trop de gens qui en profitent”. De qui parle-t-il ? Des travailleurs détachés à moindre coût qui frappent aux portes des entreprises de transport, des familles d’immigrés bénéficiant des aides de l’Etat, des chômeurs qui “gagnent autant qu’un travailleur”.... Attentif, l’employé du restaurant tente de nuancer son discours : “Ils ne sont pas contre le social. Ils en ont juste marre du social qui dure 10 ans. À ce niveau, ce n’est plus du social mais de la stratification". Il poursuit : 

La France qui se lève tôt, elle se lève toujours aussi tôt. Elle travaille plus mais elle ne gagne pas plus. Et à la fin du mois, c’est de plus en plus dur. 

Christophe

Employé du restaurant "Le relais des Lilas"

Un visiteur interrompt la solitude de François. Guy, visage souriant, n’a plus que deux ans à tirer avant la retraite. Après 37 ans à écumer les routes de France, le chauffeur d’un camion de marchandises savoure son dernier café. La retraite, il y pense de plus en plus souvent. Guy partira à 59 ans grâce au CFA (congé de fin d’activité), un dispositif de départ anticipé permettant aux chauffeurs routiers de partir en retraite plus tôt. Un privilège qui n’a cessé d’être révisé au cours des derniers quinquennats. “Au départ, on était à 55 ans. On est passé à 57 ans pour finir à 59 ans, déplore le routier. On nous rajoute deux ans de plus à chaque fois. C’est inquiétant pour les jeunes générations. À quel âge et dans quel état iront-ils en retraite ?”. 

En 30 ans, beaucoup de choses ont changé selon lui. “Les horaires sont beaucoup plus étendus, souligne Guy. On a plus vraiment le temps de prendre des pauses le midi. On commence le matin à 5h30 pour finir à 18 heures. Tout ce qui est rural disparaît aussi. On voit de moins en moins de stations-service et de petits restaurants. Les villages que je traverse ne sont plus les mêmes. Ils sont morts. Dans les années 80, quand je traversais un bled, il y avait toujours un bar, un restaurant, un tabac… Moi ça me choque, faut taper du poing sur la table !”. À côté de lui, Michel, ouvrier, synthétise : “Vivement que Macron dégage, on n’en peut plus”. Une issue improbable selon le patron des lieux. “Il réussira son pari, prédit-il. Les autres sont encore trop sectaires pour passer la barre de la majorité”. En partant, Guy confie que l’abrogation de la réforme des retraites devrait orienter son vote : “Si Bardella nous le promet, je verrai”. Il a encore moins de deux semaines pour faire son choix.  

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