Nucléaire : "si une catastrophe arrivait en Ukraine les retombées mettraient quelques jours à atteindre la France", selon le scientifique Bruno Chareyron

La CRIIRAD existe depuis 1986. Depuis Tchernobyl. Commission indépendante, elle a pour objectif de contrôler la radioactivité présente dans l'environnement, grâce à son réseau de balises installé dans la vallée du Rhône. Mais elle surveille aussi les capteurs ukrainiens. Et selon ses experts, les risques d'incidents sont chaque jour de plus en plus élevés.

Après des semaines de négociations, une équipe de l'AIEA, l'Agence internationale pour l’énergie atomique, est enfin en route vers Zaporijia. La situation autour de la centrale nucléaire ukrainienne inquiète jusque dans notre région. A Valence, la CRIIRAD, laboratoire indépendant, surveille à distance l'évolution de la situation grâce à un réseau de capteurs. Et le risque est élevé, selon son directeur, Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire. Entretien. 

Le risque d’accident nucléaire est-il réel ?

 

La réponse est forcément oui, mais il faut définir l’intensité du risque.

Garantir la sûreté nucléaire, c’est déjà difficile en situation de paix, alors forcément, en temps de guerre, le risque est d’autant plus important. Et ce contexte de guerre peut avoir plusieurs types de conséquences.

D’abord sur les installations. En ce moment même, il y a toujours des combats dans la zone. Des tirs, des incendies (il y a quelques jours), etc… Et ils peuvent menacer les dispositifs de sureté nucléaire.  

Récemment, par exemple, un incendie a endommagé la dernière ligne haute tension qui alimentait la centrale, elle s’est donc retrouvée déconnectée du réseau électrique pendant plusieurs heures et les deux réacteurs qui fonctionnaient encore se sont arrêtés automatiquement. Le problème, c’est qu’une centrale nucléaire, même lorsque les réacteurs sont à l’arrêt, a besoin d’électricité pour être refroidie en permanence, sous peine d’avoir des situations de type fusion du cœur et de rejets radioactifs massifs.

Heureusement, des alimentations de secours ont fonctionné, mais à chaque fois qu’il y a ce type de situation, cela diminue les marges de sûreté et donc on se rapproche de la situation d’accident. C’est pourquoi il faut tout faire pour que la zone soit démilitarisée et que les conditions de sécurité et de sureté redeviennent normales. L’endommagement des équipements peut conduire à des situations non maitrisables.  

Ensuite, il y a des conséquences sur le personnel. Les opérateurs ukrainiens sont de moins en moins nombreux, ils sont en situation de stress, de pression psychologique, à cause de la guerre, bien sûr, mais aussi parce qu’ils sont en état d’occupation militaire. Pour eux, travailler sereinement n’est plus possible.

Hors, s’il y a un incident, leur capacité à réagir correctement diminue. Et plus le temps passe, plus le risque d’accident, voire de catastrophe augmente.

Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la CRIIRAD

Enfin, dans un contexte de guerre, les pièces détachées n’arrivent plus, les opérations de maintenance ne sont pas effectuées, et la capacité à inspecter n’est plus la même. Tout cela fragilise la sûreté nucléaire et augmente évidemment les risques.

Les retombées radioactives pourraient-elles toucher la France ?

 

En cas d’accident grave, de catastrophe nucléaire et de rejets massifs, les zones impactées dépendraient de beaucoup de paramètres. De la nature exacte de l’accident, du nombre de réacteurs endommagés, de la nature des dommages, la durée des rejets, la direction des vents au moment de ces rejets…

Mais s’il devait y avoir une véritable catastrophe nucléaire sur les réacteurs ukrainiens, à Zaporijia ou ailleurs en Ukraine, évidemment qu’il pourrait y avoir des retombées radioactives sur les pays alentour, y compris la France.

Si on considère que Zaporijia est à 2 000 km de la frontière est du pays, des rejets importants mettraient plusieurs jours, en fonction de la vitesse des vents, à atteindre le territoire français. En théorie, on a donc un peu de temps pour anticiper.

Mais la question est : ces éventuelles retombées pourraient-elles être suffisamment intenses pour que cela présente un véritable risque sanitaire en France ?

Peut-on envisager un scénario similaire à celui de Tchernobyl ?

 

Non, pas exactement. A Tchernobyl, il y a eu un feu de graphite qui a duré plusieurs jours, il n’y a pas de graphite à Zaporijia. Et à Tchernobyl, il n’y avait pas d’enceinte de confinement des réacteurs, il y en a à Zaporijia.

Mais par contre, on peut très bien imaginer des scénarios, liés à la situation de combat, se rapprochant plutôt de Fukushima. Avec notamment des rejets massifs de matières radioactives, à la fois dans l’atmosphère, mais aussi par voie liquide.

Maintenant c’est très difficile de prévoir ce qu’il pourrait se passer, du fait du contexte inédit de guerre et de combat à proximité d’une centrale nucléaire. 

Quel rôle la Criirad peut-elle jouer ?

 

La Criirad est en état d’alerte depuis le début de la guerre en Ukraine. Chaque jour, nous sommes en veille, nous vérifions les déclarations de l’autorité de sûreté nucléaire ukrainienne, la SNRIU,  mais aussi les communications des exploitants, et surtout, les résultats des mesures des capteurs de radioactivité en Ukraine, accessibles à distance.

Au début du conflit, nous avions accès aux résultats de plusieurs dizaines de capteurs autour de la centrale de Zaporijjia. Aujourd’hui, nous n’avons accès qu’à 4 ou 5 capteurs dans un rayon de 20 km autour de la centrale de Zaporijia.

Evidemment, la surveillance à distance a ses limites. On ne peut pas être absolument sûrs de leur état de marche, mais on regarde la cohérence des résultats en fonction du temps qui passe.

Au début du conflit, nous avions accès aux résultats de plusieurs dizaines de capteurs, mais beaucoup d’entre eux ont depuis été endommagés.

Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la CRIIRAD

Tout cela limite forcément notre capacité à détecter une augmentation de la radioactivité, c’est certain, mais nous avons toujours accès aux capteurs des pays voisins.

Et sur le territoire français, la Criirad s’appuie sur un réseau de balises qui va de Genève à Avignon. Ce réseau nous permettrait en cas de forte augmentation de la radioactivité, d’être informés très rapidement. Et nous sommes pour cela en astreinte 24h/24.

La mission de l’AIEA qui doit avoir lieu aujourd’hui est-elle importante ?

 

Evidemment, c’est très important que des observateurs indépendants puissent se rendre sur le site, cette mission devrait permettre l’accès à des informations cruciales.

Mais cette mission va-t-elle pouvoir travailler de manière transparente, exhaustive ? Va-t-elle pouvoir inspecter tout ce qu’il y a à inspecter, interviewer sérieusement les travailleurs ukrainiens sans pression par les forces d’occupation ?

Et les experts pourront-ils rester en place sur la durée ? Si cette mission ne débouche pas sur la restauration des conditions de fonctionnement normales de la centrale, son intérêt est limité. Il faudra donc attendre les conclusions de l’AIEA et voir si elle peut imposer un contrôle permanent.

Et puis, si comme cela a été le cas à Tchernobyl au début du conflit, l’AIEA communique rapidement sur ses résultats alors que son travail a été relativement limité, il faudra être attentif à ce qu’il ne s’agisse pas juste de communication de la part de l’agence, mais d’un travail scientifique réellement approfondi .

 

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