Il aura fallu plus de 150 ans pour que la renommée du premier peintre alpiniste de l'histoire franchisse la frontière du Mont-Blanc. Une montagne de cœur pour Gabriel Loppé dont la première grande exposition italienne retrace le parcours artistique.
Pour mettre ses pas dans ceux du premier peintre alpiniste, rien de mieux que d'emprunter le sentier menant à la gigantesque forteresse militaire qui sert d'écrin à la grande exposition sur Gabriel Loppé (1825-1913). Posée sur un verrou glaciaire, cernée par les hauts sommets de la vallée d'Aoste, voir cette grande bâtisse, c'est adopter une vision inverse à celle recherchée, toute sa vie durant, par le peintre français.
Le peintre du monde d'en haut
"Gabriel Loppé est le premier qui a dépassé la limite de végétation pour peindre ses paysages de montagne. Avant lui, dès le XVIIIe siècle, beaucoup d'artistes s'y essayaient, mais ils peignaient tous avec une vision en contre-plongée : du bas vers le haut", explique Anne Friang, la commissaire de l'exposition.
C'est qu'au beau milieu du XIXe, il fallait oser s'élever à hauteur des sommets, dans des odyssées en altitude aussi risquées à vivre que difficiles à accomplir. D'autant que pour évoluer dans ces univers désertiques et glacés, l'homme n'avait pas encore inventé les outils qu'il possède aujourd'hui.
Normand d'origine et né, par le hasard des affectations de son militaire de père, à Montpellier, Gabriel Loppé n'a pas non plus de prédisposition particulière pour se lancer à l'assaut des géants des Alpes. C'est ce que l'on appelle un autodidacte de la montagne. Mais qui sait mieux que personne sentir l'émotion grandir en lui lorsqu'à l'âge de 21 ans, il découvre l'alpinisme à l'occasion d'un voyage à Meiringen, en Suisse.
Ce fut une révélation. C’était une des plus vives impressions de la nature que je n’aie jamais reçue dans les Alpes. C'était le 9 septembre 1846, il y a 63 ans, et je m'en souviens comme si c'était le mois dernier.
Gabriel LoppéCorrespondance datée de 1909
Dès lors, sa soif de découverte alpine est insatiable. Trois ans après ses premières émotions montagnardes, il découvre Chamonix. A partir de 1851, il y passera tous ses étés. On le voit aux grands mulets et bientôt sur le toit de l'Europe.
Le peintre du Mont-Blanc
"L'une des dernières volontés de Gabriel Loppé, c'était que tout son matériel d'alpinisme soit conservé dans la famille. Alors c'est ce que l'on a fait, de génération en génération", explique la commissaire de l'exposition qui est aussi l'arrière-arrière-petite-fille de l'artiste.
Dans sa main, elle tient un bâton bardé d'inscriptions sculptées au brûlé. "Plus tard, Gabriel Loppé aura un piolet. Mais pour sa première ascension au mont Blanc, le 23 juillet 1861, il n'était que client. Seuls les guides avaient des piolets. Mais celui-là, j'y tiens particulièrement car c'est le bâton avec lequel il a fait son premier mont Blanc."
Si c'est bien à cette date que naît sa vocation de peintre du Mont-Blanc, c'est tout au long des 39 autres ascensions qui suivront au fil des années que Gabriel Loppé bâtira sa légende de peintre alpiniste. Celle-là même qui franchira la Manche et poussera l'un de ses amis britanniques, l'alpiniste Sir Leslie Stephen, à déclarer : "Gabriel Loppé est le peintre de la cour de Sa Majesté le Mont-Blanc."
Une vie vue d'en haut
Au fil des 90 tableaux, dessins et photographies proposés aux visiteurs du fort de Bard, figurent nombre de vues du sommet du toit de l'Europe, mais pas seulement. Crevasses géantes de l'Oberland bernois, séracs menaçants de la Mer de Glace, ou silhouette élégante du Cervin figurent également en bonne place, toujours à hauteur d'homme. Loppé suit son parti-pris initial de se hisser à la hauteur des géants des Alpes, et bientôt même lorsqu'il se trouve en plaine.
"C'était aussi un grand voyageur, poursuit Anne Friang. Il profitera de la révolution industrielle et de la rapidité des trains à vapeur pour voyager énormément. Dans les villes, les campagnes, les bords de mer, en France, en Ecosse, ou en Italie. A Londres, il avait réussi à obtenir l'autorisation d'accéder à la coupole de la cathédrale Saint-Paul pour peindre des couchers de soleil sur la capitale britannique."
Une obsession du "haut", une vision de l'alpiniste, qui le poussera à réaliser le même type d'œuvre du haut de la Tour Eiffel à Paris. Un monument, une "montagne d'acier" qui le fascine, comme tous ses contemporains, et dont il livrera une vision documentaire unique grâce à sa découverte tardive d'un art nouveau : la photographie.
"Son premier appareil photo, il l'achète alors qu'il vient d'avoir 62 ans et il s'y met dès lors frénétiquement. Au départ, il justifie son achat par le besoin de photographier ses petits-enfants mais rapidement, il va également l'emmener en montagne", complète la commissaire de l'exposition.
C'est le 19 mai 1913, à l'âge de 87 ans, que Gabriel Loppé s'éteindra. A l'aube d'une grande guerre qui verra des hommes se battre jusque sur quelques-uns de ces sommets alpins où lui se plaisait tant à peindre la beauté du monde.