75 ans les séparent mais elles partagent le même devoir de mémoire. Lucie Bonnefon, 19 ans, en service civique, a organisé la venue d'Esther Senot, 95 ans, à Thonon-les-Bains, pour que les collégiens et lycéens de Haute-Savoie entendent le témoignage de l'une des dernières rescapées d'Auschwitz.
Lucie Bonnefon attendait cet instant depuis des mois, depuis la découverte du témoignage d'Esther Sénot sur France 2 au mois de novembre. Alors, sur le quai de la gare, à l'arrivée du train, la jeune fille de 19 ans est émue.
"Je l'ai eue au téléphone plusieurs fois et c'est vraiment une dame incroyable. J'ai hâte de la rencontrer", confie la jeune Haut-Savoyarde.
Depuis des semaines, elle organise la venue de l'une des dernières survivantes d'Auschwitz dans sa région. En service civique dans un collège, elle avait à coeur de mettre à l'honneur le témoignage de cette rescapée des camps de la mort.
On est surchargé par les sollicitations. Il n'y a quasiment plus personne pour témoigner
Esther SenotRescapée des camps de concentration
"C'est un sujet qui me touche beaucoup parce que, du côté de ma maman, on est Juifs. Il y a eu pas mal de déportés dans ma famille qui ont été à Auschwitz aussi. C'est peut-être la seule occasion pour moi de rencontrer une rescapée donc j'ai saisi l'occasion", indique Lucie Bonnefon.
Esther Senot, 95 ans, cheveux blancs et regard franc, a répondu à l'appel de celle qui pourrait être son arrière-arrière-petite-fille. Depuis 35 ans, elle sillonne la France des collèges et des lycées pour raconter son histoire.
"On est surchargé, parce qu'il n'y a quasiment plus personne pour témoigner", explique la nonagénaire.
Mais Esther Sénot honore toutes les sollicitations dans la mesure de ses capacités. Elle a le devoir de mémoire chevillé au corps, et gravé dans le coeur, depuis cette promesse, faite il y a près de 80 ans à sa soeur.
Tenir la promesse faite à sa soeur
"En 1943, j'ai retrouvé ma soeur dans le camp d'Auschwitz. Elle avait été déportée dix mois, avant moi. En février 1944, cela faisait presque un an qu'elle était au camp et elle n'en pouvait plus. Un matin je ne l'ai pas vue à l'appel, j'ai été la voir, elle n'avait pas pu se lever. L'infirmerie là-bas, c'était l'anti-chambre de la mort, parce que si on ne pouvait pas aller travailler, on finissait au crématoire", raconte-t-elle. Son ton est grave, sa voix ne tremble pas.
"J'ai trouvé ma soeur allongée sur une paillasse, en train de cracher du sang, elle était dans un piteux état et là elle m'a dit : 'écoute, pour moi c'est terminé. La guerre va bientôt finir, toi tu es jeune, tu as l'air de tenir le coup'. Elle m'a dit : 'promets-moi, si tu reviens, de raconter ce qu'il s'est passé ici, ce que des hommes ont été capables de faire à d'autres, tous les crimes auxquels on a assisté'. Elle s'est levée légèrement, elle m'a prise dans ses bras, et elle m'a dit : 'tu me promets, tu me promets que tu tiendras le coup jusqu'au bout pour raconter'. Je lui ai promis et je suis partie au travail", poursuit la vieille dame.
Esther ne reverra plus jamais sa soeur. Mais elle tient bon. "Je me disais que je ne pouvais pas mourir à 15 ans et demi", dit-elle sur la scène de la Maison des Arts du Léman, à Thonon-les-Bains. Face à elle, Lucie Bonnefon a réuni une assemblée de lycéens et de collégiens, mais aussi la ministre de l'Egalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances.
Briser les tabous
Esther Senot quittera Auschwitz le 17 janvier 1945, sous la menace des SS, survivra à "la marche de la mort", puis rejoindra le camp de Bergen-Belsen, celui de Flossenbürg pour finir à Mauthausen.
De retour en France, elle se heurte au silence imposé par la société.
"Pendant longtemps, j'avais cette promesse que j'avais faite à ma soeur et que je ne pouvais pas tenir du fait qu'on n'avait pas le droit de parler. Quand on est revenu, les seuls qui avaient le droit de parler c'étaient les déportés politiques, les résistants. Mais pour la Shoah, c'était un mur. (...) Tous les présidents successifs n'ont jamais voulu reconnaître la déportation des Juifs de France. Il a fallu attendre 1995 pour que le président Chirac finisse par la reconnaître", indique la nonagénaire.
Il y a deux ans, elle a consenti à consigner son parcours de vie dans un livre "La petite fille du passage Ronce", co-écrit avec l'historienne Isabelle Ernot aux éditions Grasset. Mais c'est bien la rencontre avec les jeunes générations qu'elle préfère.
"Il n'y a presque plus de survivants. Il y a des documentaires, mais une vidéo et écouter une personne en vrai, ça n'a rien à voir. On a des retours extraordinaires, ce qui nous permet de continuer", poursuit Esther Senot.
Des retours comme ceux de Lucie Bonnefon, 19 ans, qui prend très au sérieux sa participation au devoir de mémoire. "Ma petite soeur est en quatrième, donc l'année prochaine elle va commencer l'étude de la Seconde guerre mondiale. Et elle aura le témoignage d'Esther en tête, en mémoire pour toute sa vie", se félicite la jeune fille.