La commission indépendante tenait ce jeudi 14 septembre une réunion publique, conçue comme "un espace de solidarité et de reconnaissance" pour que les victimes puissent s'exprimer. Une mission menée depuis deux ans, qui devrait prendre fin en novembre.
Les mots sont simples. La voix se casse. Debout dans une pièce pleine à craquer - plus de 120 personnes venues remplir cette salle du World Trade Center à Grenoble - Eliza explique avoir été violée, au bord d’une route, quand elle avait sept ans. À plusieurs reprises, elle s’excuse de ses larmes et de son émotion à l’heure de dévoiler un traumatisme toujours à vif. "J’ai 57 ans et je me pose encore souvent la question. C’est ce qui revient souvent quand je suis avec mon psy : pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi il m’a laissée partir ? Parce qu’il y a des moments, je me demande si je n’aurais pas mieux fait de rester dans ce putain de fossé."
"On vous croit"
Pendant deux heures, les témoignages s’enchaînent : des victimes aujourd’hui adultes, des parents comme cette mère qui raconte la découverte des sévices infligés par son ancien compagnon à son bébé de six mois. Face à l’assemblée, ces mots projetés au mur : "Vous n’êtes plus seul.e.s [sic], on vous croit." Les membres de la Ciivise, la Commission Indépendante sur l'Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, écoutent. Ce jeudi 14 septembre, et comme chaque mois par ces réunions publiques menées à travers la France, ils sont venus ouvrir "un espace de solidarité et de reconnaissance".
Collectivement, le groupe humain que nous formons, nous avons une dette envers ces enfants qui ont été victimes d’incestes et de violences sexuelles que nous n’avons pas vues, que nous n’avons pas entendues, et qui aujourd’hui qu’ils sont adultes, ont le droit d’attendre de nous […] la reconnaissance que leur parole est légitime.
Edouard Durand, co-président de la Ciivise
Créée le 23 janvier 2021 à l’initiative du président de la République, la Ciivise a depuis recueilli environ 25 000 témoignages. Une onde de choc venue ébranler le tabou qui a longtemps cloîtré les victimes dans le silence. En préambule, Eva Thomas évoque les murs auxquels elle s’est heurtée quand elle est devenue la première à témoigner à visage découvert du viol commis par son père avant de créer l’association SOS Inceste, en 1985 à Grenoble. Le micro passe ensuite de main en main.
Il se produit quelque chose au moment-même où la parole s’énonce, que certaines personnes aient bénéficié d’un jugement qui condamne leur agresseur ou malheureusement aient subi un classement sans suite. Qu’elles aient eu un accompagnement social et thérapeutique ou pas – souvent pas. Au moment où cette parole s’énonce, alors s’accomplit quelque chose : la dignité et la prise de conscience que ce n’est pas seulement du privé, c’est un problème de politique publique.
Edouard Durand, co-président de la Ciivise
Claudette est ainsi venue plaider pour l’abolition des délais de prescription – actuellement, une plainte peut être déposée jusqu’à 30 ans après la majorité. La main tremblante cramponnée à son texte, elle relate sa rencontre, à 7 ans, avec le beau-frère qu’elle a "tout de suite idéalisé comme un père". Les viols perpétrés à l’adolescence se sont poursuivis même après son mariage. "J’avais peur de lui, expose-t-elle. J’étais sous son emprise, soumise. Donc même adulte, j’ai subi tous ces actes monstrueux et ce, jusqu’à l’âge…" Elle prend le temps d’inspirer : "Jusqu’à l’âge de 55 ans."
De la parole à l'action
Ces témoignages viennent alimenter les travaux de la commission, chargée de formuler des propositions pour améliorer la détection des victimes, le traitement judiciaire des affaires, les parcours de soins et la prévention. Six mois après sa création, elle publiait un premier avis contenant des préconisations sur l’inceste parental. Le document a été suivi de conclusions intermédiaires puis, en juin dernier, d’une évaluation du "coût du déni", chiffré à 9,7 milliards d’euros chaque année.
Une mission menée "pour que les enfants, aujourd’hui, maintenant, soient protégés", insiste Edouard Durand. La commission rappelle ainsi son obligation légale de transmettre à la justice "toutes les agressions ou atteintes sexuelles infligées à un mineur dont elle a connaissance, ainsi que de tout viol commis sur un majeur dont l’auteur serait susceptible de commettre de nouveaux viols qui pourraient être empêchés". Les enfants d’hier, eux, trouvent aussi dans ces réunions l’opportunité d’une main tendue, même s’ils y assistent en silence.
"Etre à la hauteur, et dans la durée"
"C’est excessivement dur" d’exprimer un tel traumatisme au micro, reconnaît Jérôme Boulet, directeur de France Victimes Grenoble. Plusieurs associations locales sont conviées pour offrir un relais vers une prise en charge psycologique, sociale et une aide aux démarches judiciaires. "L’intérêt d’un déplacement de la Civiise […], c’est de permettre aux victimes qui ne sont pas encore identifiées, qui ne se sont pas déclarées et qui ont besoin d’être un peu plus rassurées, réconfortées, voire qui vont découvrir le dispositif d’accompagnement de la Civiise pour la première fois, d’être touchées", assure-t-il.
Après Grenoble, la Ciivise se rendra à Paris pour une 26e réunion publique qui affiche déjà complet. Sera-t-elle l’une des dernières ? Le dispositif initial, prévu sur deux ans, doit rendre son rapport final en novembre. Mais alors que le gouvernement vient de lancer, mardi, une grande campagne de communication sur l’inceste, une tribune de soixante personnalité publiée dans Le Monde réclame sa prolongation. Passe saisie au bond par son co-président. La parole des victimes "nous oblige : nous devons être à la hauteur, et dans la durée", estime le juge des enfants.
Et de conclure : "La mission ne fait que commencer." En France, environ 160 000 enfants subiraient des violences sexuelles chaque année.
Pour témoigner ou bénéficier d'un accompagnement, la Ciivise a mis en place une ligne d'écoute : 0 805 802 804. Disponible de lundi à vendredi, de 10 heures à 19 heures. Appel anonyme et gratuit.