Partout en France, des enfants écoutent la voix de Servane Barrière, institutrice dans le Puy-de-Dôme, sans qu'elle ne le sache. Des comptines enregistrées en 2002 ont été publiées sans son accord sur la plateforme Youtube, et cumulent des centaines de millions de vues.
Les chiffres sont astronomiques, l'histoire a de quoi dérouter. Servane Barrière est enseignante à Volvic, en école maternelle. Le 10 janvier 2018, galette des rois oblige, elle veut faire écouter à ses jeunes marmots de petite section une célèbre comptine. Elle tape le titre dans le moteur de recherche Google, lance la première vidéo, et là …
"Je me rends immédiatement compte que la femme qui chante dans cette vidéo … c'est moi". Abasourdie, elle rentre chez elle le soir et réécoute la chanson au calme, sans le bruit de ses élèves. "C'était ma voix, j'en étais sûre à 200%. Mais je n'arrivais pas à y croire." Elle explore alors les vidéos similaires … 74 d'entre elles comportent sa voix, sur deux chaînes différentes. Certaines sont en ligne depuis une dizaine d'années, sans que Servane n'ait jamais été au courant. "Ainsi font, font, font" a été visionné plus de 10 millions de fois, "La Mère Michèle", plus de 30 millions de fois, et "Au clair de la lune" … 50 millions de fois.
Des enregistrements qui ne devaient pas être diffusés
Toutes ces chansons, Servane les a enregistrées en 2002. Son ex-époux, Laurent Havette, produit à l'époque des musiques instrumentales, quand un client, KFrance, lui demande de reprendre des comptines et chansons pour enfants célèbres, afin d'en faire des CDs de karaoké. Il les produit et les fournit à KFrance. Mais le client lui demande alors s'il est possible à titre d'exemple de rajouter une voix, pour imaginer le rendu final. Servane, qui n'a jamais chanté, se charge d'interpréter une trentaine de ces chansons, pour rendre service. "Elle n'a signé aucun contrat ni cession de droits, puisque ses interprétations n'avaient pas vocation à être diffusées, ce n'étaient que des maquettes", confirme Laurent Havette.Quelques années plus tard, la société KFrance est placée en liquidation judiciaire. Mais les enregistrements de la "chanteuse malgré elle" ne disparaissent pas pour autant. Ils réapparaissent, publiés par deux chaînes Youtube : Comptines et chansons et Chante comptines. De simples illustrations sont ajoutées pour accompagner la voix de l'institutrice. Ces vidéos vont alors connaître un succès monstre : 270 millions de vues en 10 ans. Et sur Youtube, les vues, c'est de l'argent. Pas loin de 100 000 € dans ce cas.
Le silence des chaînes Youtube
La Clermontoise contacte un avocat, qui charge un huissier de procèder à un constat. Une assurance indispensable, au cas où les vidéos disparraissent. "Après tout ce qu'il a dû écouter, l'huissier est en overdose de comptines, il ne faut plus lui parler du Pont d'Avignon ou de J'aime la galette", s'amuse Franck Boyer, qui défend Servane Barrière.Début juillet, l'avocat a adressé une mise en demeure aux deux chaînes incriminées. Moins de 48 heures après, la chaîne Chante comptines – la plus confidentielle des deux – disparaît temporairement de la plateforme de vidéos en ligne, avant de réapparaître quelques jours plus tard. Mais deux semaines après, toujours aucune réponse. Maître Boyer compte désormais assigner les chaînes devant le tribunal de grande instance de Lyon, dans le courant de l'été.
"Je ne fais pas ça pour devenir une star ou gagner de l'argent, mais simplement parce que ça ne se fait pas, c'est ma voix, c'est mon travail, j'estime que le minimum aurait été de me demander mon accord", s'insurge l'institutrice. Elle ne voit pas d'inconvénient à laisser ces vidéos en ligne, mais dans le cadre d'un accord avec les gérants des chaînes Youtube.
Contacté plusieurs fois par France 3, le gérant de la chaîne la plus importante - Comptines et chansons, qui dépasse le milliard de vues - n'a pas répondu à nos sollicitations.