En 1940, l’historien Marc Bloch écrit L’Étrange Défaite, une analyse sans concession de l’effondrement de la France face à l'ennemi. Mais cet ouvrage fondamental, devenu un classique, a bien failli disparaître à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). On vous raconte l’incroyable histoire du sauvetage de ce texte essentiel par des résistants clermontois.
L'historien et résistant Marc Bloch entrera au Panthéon, a annoncé samedi 23 novembre Emmanuel Macron lors d'un discours à Strasbourg à l'occasion des 80 ans de la libération de la capitale alsacienne. Cette reconnaissance honore un homme dont l’œuvre a marqué l’histoire de la France par son "courage" et sa "lucidité", comme l’a rappelé le Président de la République.
Pour son œuvre, son enseignement et son courage, Marc Bloch entrera au Panthéon. pic.twitter.com/GJrHoRCF3A
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) November 23, 2024
Elle permet aussi de mettre en lumière un épisode moins connu de sa vie : son séjour à Clermont-Ferrand pendant la Seconde Guerre mondiale et le sauvetage héroïque de son ouvrage L’Étrange Défaite.
Un texte caché au péril de sa vie
Après avoir combattu durant la Première Guerre mondiale, Marc Bloch arrive à Clermont-Ferrand en 1939. L’université de Strasbourg, où il enseignait, a dû fuir l’avancée allemande. Comme de nombreux intellectuels, Bloch s'établit dans cette ville, loin de sa chère Alsace. En 1940, après la défaite de la France, Marc Bloch rédige L’Étrange Défaite. Dans cet ouvrage percutant, il analyse les causes profondes de l’effondrement de 1940, mettant en lumière la crise morale et institutionnelle du pays. Mais L’Étrange Défaite n’aurait pas pu être publié si des résistants clermontois ne l’avaient pas caché à la fin de l’année 1940.
Françoise Fernandez, historienne spécialiste de la Résistance, raconte : "Marc Bloch est un observateur de l’Histoire immédiate. Son ouvrage L’Étrange Défaite, il ne l’a pas écrit à Clermont-Ferrand, mais dans la Creuse. Mais c’est ici, à Clermont-Ferrand, que ce texte a failli disparaître à cause de la guerre et des persécutions."
Marc Bloch, juif et engagé politiquement, était sous surveillance constante des nazis. Alors que l’occupant rôdait, il confia son manuscrit à un ami géographe, Philippe Arbos, pour qu’il le garde en lieu sûr. "Ce texte était trop important pour le perdre", souligne Françoise Fernandez. Mais la situation devenait de plus en plus dangereuse. Il fallait trouver un refuge plus sûr pour le manuscrit.
Pierre Canque, médecin et résistant clermontois, possédait une petite vigne sur les collines de Montjuzet. C’est là que le manuscrit de Bloch fut caché, enfoui dans le sol d’une cabane de fortune, loin des regards indiscrets.
C’était un acte de solidarité immense, un acte de résistance pure
Françoise FernandezHistorienne
L'historienne poursuit : "Le manuscrit était protégé, mais ce n’était pas sans risques. À cette époque, chaque geste pouvait coûter cher."
L’intervention courageuse de Pierre Canque
Au printemps 1944, une batterie de DCA allemande s’installe sur les collines de Montjuzet, menaçant la cachette. Alerté par le danger, Pierre Canque décide d’agir. "Il va voir la police allemande et leur demande la permission de récupérer des affaires personnelles, raconte l'historienne. Ce geste, audacieux et risqué, montre à quel point Pierre Canque était prêt à tout pour sauver ce document. C’était un véritable courage, car il savait que toute demande pourrait attirer l’attention des autorités allemandes". Heureusement, la demande est acceptée et Canque parvient à récupérer le manuscrit.
Le texte de Marc Bloch est ensuite déplacé à Orcines, dans le jardin des beaux-parents des Canque. Là, il restera caché jusqu'à la Libération. En 1946, après la fin de la guerre, Pierre Canque remettra le manuscrit à la famille de Marc Bloch.
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Une œuvre préservée grâce à la solidarité
Le sauvetage de L’Étrange Défaite est un acte emblématique de la solidarité clermontoise durant la guerre, estime Françoise Fernandez. "Cela fait partie de ces petites histoires qui, bien que peu connues, ont changé le cours de l’histoire", souligne l’historienne."À cette époque, on ne savait pas que cet ouvrage allait devenir un classique, traduit dans le monde entier, et qu’il aurait une telle influence sur l’historiographie contemporaine. Mais il a été sauvé grâce à la détermination et au courage de ces résistants."
Marc Bloch, de son côté, a su reconnaître la valeur de la résistance qui s’est organisée autour de lui. "Il savait qu’il appartenait à un moment historique très particulier", souligne Françoise Fernandez.
Le fait que ce livre ait été protégé montre à quel point la solidarité entre collègues, amis et résistants était cruciale. Ces actes étaient souvent invisibles, mais ils ont fait toute la différence.
Françoise FernandezHistorienne
Aujourd’hui, l’œuvre de Marc Bloch, notamment L’Étrange Défaite, est une référence pour les historiens du monde entier. Sa pensée et son engagement dans la Résistance continuent de nourrir la réflexion sur les événements de 1940 et sur l’effondrement de la France face aux nazis. Françoise Fernandez conclut : "La panthéonisation de Marc Bloch est un acte fort. Il est un symbole de ce qu’a été la résistance intellectuelle pendant l’Occupation. À travers lui, c’est aussi toute une génération d’historiens, de résistants, et de citoyens engagés que nous honorons."
L’Étrange Défaite a donc échappé à l’oubli grâce au courage de quelques résistants. Aujourd'hui, Marc Bloch entre au Panthéon, prouvant que parfois, la vraie victoire réside dans la survie des idées – même quand elles sont cachées sous terre.